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Généralités Histoire d'Algérie

Un éditeur révolutionnaire : Giangiacomo Feltrinelli

Issu d’un milieu bourgeois, et plus précisément de la grande bourgeoisie industrielle de Milan, l’italien Giangiacomo Feltrinelli fonde sa maison d’édition en 1955. Il a 29 ans. Tiers-mondiste et anticolonialiste.  L’année 55 n’est pas banale. C’est l’an 1 du déclenchement de la grande révolution Algérienne du 1er novembre, qui écrasera le vieux colonialisme français en 1962 et ouvrira la voie à la libération de tout le continent Afrique. C’est aussi la conférence de Bandung[1], en Indonésie, considérée comme la première conférence de solidarité entre les peuples du sud, pour faire entendre leurs voix  et peser comme nouvelle force politique sur l’échiquier mondial. Un an auparavant, c’est-à-dire en 1954, les Vietnamiens avaient écrasé le colonialisme français à Diên Biên Phu et signé sa fin en Asie.

Giangiacomo Feltrinelli est un militant de la gauche radicale, fervent partisan de la libération nationale des peuples colonisés d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie. L’autobiographie du leader indépendantiste indien, est l’un des premiers livres que Feltrinelli publie, juste après avoir créé sa maison d’édition. Le militantisme de Giangiacomo n’est pas né dans les années cinquante. Il a commencé pendant la deuxième guerre mondiale, quand le futur grand éditeur italien a pris les armes en 1944 contre les troupes d’occupation allemande dans son pays et a participé à la libération des villes de Bologne et de Milan. En 1947, il s’inscrit au PCI (parti communiste italien, avec lequel il rompera en 1957). La même année, il épouse Bianca Maria Dalle Nogare, militante au parti. Ils finiront par divorcer quelques années plus tard. En 1949, Feltrinelli fonde la Coopérative du livre populaire (COLIP) afin de sensibiliser les jeunes des quartiers populaires et les ouvriers aux classiques de la littérature mondiale, en leur proposant des livres à un prix abordable.

Feltrinelli et notre guerre de libération nationale :

Giangi (les amis de Giangiacomo Feltrinelli l’appellent ainsi) apporte sa contribution en tant qu’éditeur, et ce, dès 1956, en présentant la traduction en italien de l’Algérie Hors-la-loi, livre écrit par Colette et Francis Jeanson, un texte important du militantisme anticolonialiste en France et en Europe occidentale. En 1960, Feltrinelli épouse Inge Schönthal, photojournaliste talentueuse. Elle a photographié Hemingway, Picasso, Greta Garbo et Fidel Castro. Elle devient vice-directrice des éditions Feltrinelli, et accompagne son mari dans les causes justes. Et justement, cette année-là, Giangiacomo publie Les Algériens en guerre de paraître aux éditions Feltrinelli, en italien. Il s’agit d’un reportage de Dominique Darbois et Philippe Vigneu. Feltrinelli envoie un exemplaire à Fidel Castro qui le remercie. Les deux hommes deviendront par la suite de très bons amis. Et Giangiacomo traduira lui-même « Journal de Bolivie » écrit par Che Guevara[2]. En 1962, Feltrinelli publie la traduction de Problèmes et perspectives de la révolution algérienne, écrit par le couple Jeanson. Aucun éditeur n’accepte de publier le livre en France. Feltrinelli le publie donc en version bilingue en Italie (français-italien), pour être distribué de l’autre côté des Alpes.

Dans une lettre envoyée à Boris Pasternak, datée du 15 mai 1960, Giangiacomo Feltrinelli lui écrit:

« …la situation politique française y joue également un rôle très négatif[3], l’interminable guerre coloniale en Algérie, conduite depuis des années avec une brutalité inouïe, la déchirure de la France sur le sens et sur l’absurdité de cette guerre, la prise du pouvoir de De Gaulle et le refus du système démocratique (De Gaulle lui-même n’a pas été capable de trouver une « issue »[4] en Algérie-neither peace nor war[5]), le chantage que fait subir l’armée à toute la France, l’armée qui veut la victoire sur les africains et impose son pouvoir en métropole, tout cela a brisé l’«élan », l’épine dorsale des jeunes. Le quatrième Empire est l’ère du compromis, de l’argent et de la misère intellectuelle.»  (page 208)

Le 1er novembre 1961, un appel aux dons pour la Révolution Algérienne sort sur divers journaux italiens. Giangiacomo est l’un des promoteurs de cet appel. Le voici traduit en français :

Depuis sept ans les forces réactionnaires françaises mènent une guerre impitoyable contre le peuple algérien. Un peuple est en train d’être opprimé et exterminé parce qu’il revendique la liberté, l’indépendance, le progrès économique et la justice sociale.

800.000 morts : c’est le bilan sanglant de cette guerre : hommes, femmes et enfants ont été tués dans des affrontements, massacrés et torturés au cours d’opérations de ratissage et d’opérations policières.

1.500.000 algériens se trouvent dans les camps de concentration en Afrique du Nord. Des dizaines de milliers sont incarcérés en France depuis des années.

Les forces colonialistes, pour défendre leurs intérêts économiques contre tout intérêt du peuple français, tendent à ouvrir les portes au fascisme et à la dictature militaire.

Après avoir piétiné les traditions démocratiques et celles du siècle des lumières, les forces réactionnaires et certains cercles militaires français représentent une menace pour la démocratie , un foyer d’intrigues contre les forces démocratiques et progressistes en Europe.

La liberté de la presse est  gravement menacée en France. Des algériens et des citoyens français sont persécutés et  chassés avec des méthodes qui rappellent à l’opinion publique mondiale les méthodes utilisées par les nazis-fascistes.

Italiens, il est nécessaire- en ce Centenaire de l’Unité Italienne, en ce souvenir des traditions de liberté de notre Risorgimento[6], des traditions de démocratie et de progrès exprimées par Garibaldi et Mazzini- de soutenir aujourd’hui l’action des Algériens qui luttent pour leur indépendance et l’action des forces démocratiques et progressistes françaises.

Leur lutte est notre lutte. Italiens, nous vous demandons d’exprimer avec force votre mépris contre les forces fascistes qui activent en France et contre la guerre en Algérie.

Les premiers signataires sont Basso[7], Feltrinelli, Grassi[8], Piovene9], Vittorini[10]. Suivent après de rapides adhésions du monde universitaire et intellectuel.

Feltrinelli renforce vers la fin des années cinquante sa solidarité avec les pays africains en lutte pour leur libération nationale. Il est ami avec Mehdi Ben Barka, le grand révolutionnaire anticolonialiste marocain, et de Ahmed Sékou Touré, premier président de la Guinée-Conakry indépendante en 1958. Les deux personnalités sont par ailleurs des amis de la Révolution Algérienne

A l’été 1962, Feltrinelli rejoint le Nigéria puis le Ghana (l’ancienne Côte d’Or britannique, état indépendant depuis 1957) pour participer- il est le seul éditeur, selon son fils, à être présent dans l’assemblée d’Accra. Cette conférence promue par le président ghanéen Kwameh Nkrumah, est l’une des premières rencontres internationales entre personnalités non-alignées. Le thème en est le désarmement nucléaire. Du côté italien est présent Lelio Basso, figure célèbre de la gauche dans son pays.

Giangiacomo Feltrinelli a publié de grands noms de la littérature italienne et mondiale, tel que Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Boris Pasternak et Simone de Beauvoir. Il demeure, jusqu’au jour d’aujourd’hui l’un des grands noms de l’édition italienne. Et sa maison d’édition existe toujours et occupe les premières places dans les scènes littéraires italienne et européenne.

 Giangiacomo Feltrinelli s’est brutalement éteint en le 14 mars 1972. « Assassiné », diront son épouse Inge et ses amis. Il était l’éditeur « le plus moderne et le plus radical de l’après-guerre en Italie ». C’est son fils Carlo qui le dit. Et vu le parcours de son père, il n’a pas tort.

Quelques jours après sa mort, le journal « Potere Operaio » titre : « Un rivoluzionario è caduto » (un révolutionnaire est tombé ». Riposi in pace, Giangi! (Repose en paix, Giangi)

Écrit par : Mohamed Walid Grine, écrivain-traducteur. Maitre-assistant à l’Université d’Alger.

L’appel au don et la lettre à Pasternak ont été traduits par l’auteur. Ils sont tirés du livre du Carlo Feltrinelli « Senior Service », consacré à son défunt père.

Toutes les notes de bas de page ont été rédigées par l’auteur.

[1] L’Algérie était présente à la conférence de Bandung, en envoyant une délégation du FLN, avec M’hamed Yazid et Hocine Aït Ahmed. C’est la plateforme matrice du mouvement des non-alignés, qui naitra à Belgrade (ex-Yougoslavie, aujourd’hui Serbie), en septembre 1961. Les peuples du sud participant à cette conférence affirment leur volonté d’indépendance vis-à-vis des blocs américain et soviétique.

2 Publié en 1969 aux éditions Feltrinelli.

3 En parlant de l’absence de nouveauté chez les jeunes écrivains français de la Nouvelle Vague.

4 En français, dans le livre de Carlo Feltrinelli « senior service »

5 « ni paix ni guerre », en anglais dans le livre de Carlo Feltrinelli.

6 L’unification de l’Italie au 19ème siècle.

7 Lelio Basso (1903-1978) avocat et politicien italien de gauche, un des dirigeants du PSIUP (Parti Socialiste Italien de l’Unité Prolétaire)

8  Paolo Grassi (1919-1981), impresario italien de théâtre, fondateur du Piccolo Teatro à Milan, en 1947. 

9 Guido Piovene (1907-1974), écrivain et journaliste italien.

10 Elio Vittorini (1908-1966), célèbre écrivain et traducteur italien, militant de la gauche radicale.  A écrit en 1960 un manifeste pour protester contre la guerre et la torture en Algérie.

Sources :

Carlo Feltrinelli, Senior Service, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milan, p. 224-225-226-227 quatrième édition, décembre 2010.

Biografia completa di Giangiacomo Feltrinelli – Feltrinelli Editore

14 marzo 1972: muore in azione Giangiacomo Feltrinelli, leader dei Gap (ugomariatassinari.it)

FELTRINELLI, Giangiacomo in « Dizionario Biografico » (treccani.it)

Schon vorher tot – DER SPIEGEL

‘The decisive moment’ di Inge Feltrinelli: come una giovane e bella fotoreporter è diventata ‘the Queen of Publishing’ (openedition.org)

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