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Que raconte l’oeuvre orientaliste «Deux juives à Alger» de Théodore Chassériau

Décryptage et histoire de l’œuvre Juives à Alger ou  Juives d’Alger au balcon de Théodore Chassériau, 1849, huile sur bois, 35 x 25 cm Paris, Musée du Louvre, France.

Théodore Chassériau est un peintre orientaliste français du XIXe siècle qui passa trois mois en Algérie, entre Alger et Constantine, en 1845, ce qui lui inspira de nombreuses toiles, dont celle de ces deux juives au balcon.

Naissance d’un Orientaliste

Théodore commence très tôt à peindre, et il est, dès l’âge de douze ans, l’élève du maître du néoclassicisme Jean-Auguste-Dominique Ingres qui voit en lui le «Napoléon de la peinture». Sa famille le laisse poursuivre dans cette voie et sa mère le prend pour un génie que l’on ne doit pas contrarier. Jeune, élégant, adroit, talentueux, à vingt ans, il devient un peintre mondain parisien très prisé.

Ali Ben-Hamet, Khalifat de Constantine, chef des Haractas, suivi de son escorte, 1845

En 1845, un grand chef de tribu de la région constantinoise, vaincu et soumis par la France, Sidi Ali Ba Ahmed (Ali Ben Ahmed) est en visite officielle à Paris avec d’autres dignitaires. Il commande au jeune Théodore un portrait. Ce tableau, Ali Ben-Hamet, Khalifat de Constantine, chef des Haractas, suivi de son escorte, 1845, fera grand bruit au Salon de peinture et de sculpture parisien, et signera l’entrée du jeune Théodore Chassériau dans le cercle des Orientalistes. Sidi Ali Ben Ahmed en profite pour inviter le jeune peintre chez lui à Constantine. Les récits de l’époque sur l’Algérie sont alors romantiques et pleins d’aventures (Gérard de Nerval, Théophile Gautier) et les tableaux d’Eugène Delacroix font rêver. Chassériau veut, lui aussi, voir l’Afrique et l’Orient réunis. Pourtant, à cette période, la lutte et la guerre sont impitoyables entre le maréchal Bugeaud et l’émir Abdelkader et les enfumades de la Dahra font scandale. Chassériau décide quand même de partir, l’année d’après, en 1846.

Le voyage en Algérie

Il embarque à Marseille et arrive à Skikda (Philippeville) au mois de mai 1846 ; de là, il se rend directement à Constantine chez le riche khalifa. Chassériau se cantonnera dans les villes parce que «la guerre ne se fera que dans l’intérieur des terres, dans les tribus. Dans les villes, il n’y aucun danger», note-t-il dans ses carnets. Il fréquente l’état-major français, sympathise avec le maréchal Bugeaud et s’intéresse au régiment des zouaves composé essentiellement de cavaliers autochtones en belles tenues. En effet, il est peu attiré par les paysages mais est, par contre, fasciné par les costumes : «Velours verts, étoffes jaunes, coiffures de toutes les couleurs, bleu vif, rouge mauve, souvent noir, c’est très beau, les figures colorées et puissantes sur des fonds blancs, les couleurs vives et orientales.»

Il demeure presque un mois à Constantine, la capitale de l’Est algérien, et la jugea «pleine de vrais trésors pour un artiste». Les souvenirs liés à son passage à Constantine peupleront toute son œuvre orientaliste : «J’ai vu des choses bien curieuses, primitives et éblouissantes, touchantes et singulières… Je vis dans les mille et une nuits. Je travaille et je regarde.»Il était fasciné par la variété des types ethniques et voyait «la race arabe et la race juive comme elles étaient à leurs premiers jours». Comme Delacroix, il remarqua qu’il était plus facile de rentrer chez les juifs, et c’est pourquoi c’est chez eux qu’il trouva la plupart de ses modèles. Sa première œuvre algérienne la plus importante était Jour de sabbat dans le quartier juif de Constantine, une œuvre immense qui fut malheureusement détruite plus tard dans un incendie. Après son séjour constantinois, il se rend à Alger, pour deux mois, chez son cousin architecte, Frédéric Chassériau. Mais Alger s’est déjà trop européanisée à son goût, à l’inverse de Constantine qui garde encore un cachet «oriental» dépaysant et reste, pour lui, «la seule ville vraiment arabe» du pays. Chassériau passe ainsi trois mois en Algérie, accumulant esquisses, croquis, notes et études consignés dans ses carnets, décrivant surtout dans les moindres détails les costumes des femmes juives d’Alger et Constantine. Quand il revient à Paris, il orne son atelier d’objets orientalistes et accroche le long des murs des armes, des gandouras, des haïks, des burnous, des cafetans et des vestes brodés d’argent et d’or…

«Juives d’Alger au balcon»

Ce tableau met en valeur les tenues de deux juives, représentées de dos, à Alger. Elles sont accoudées à la balustrade d’une loggia et discutent ensemble dans un décor mauresque (carreaux de céramique peinte, formes sculptées, draperie en partie supérieure du tableau). Leur costume est typique de Constantine. Ce sont des citadines en robes à panneaux cintrées et évasées vers le bas. Djebba (robe chasuble), sans manches, en soie verte, à croisillons et rosaces pour la femme de droite, gandoura rouge à bandes et fleurs obliques, brochées or, pour la femme de gauche. En dessous, elles portent un vêtement de corps (qmadja) dont les manches sont en gaze blanche brodée et attachées dans le dos pour tenir sous la robe. La femme de droite semble porter un petit gilet bleu mais les formes se perdent et ne sont pas bien distinctes. La manière de nouer des foulards frangés autour de leur taille en guise de ceintures (mhazma) est surtout rencontrée chez les femmes juives, seul détail qui permet de les distinguer des musulmanes. Leurs coiffures coniques sont particulières également, la femme de droite est coiffée d’une sorte de chéchia à pans longs (sorte de kuffia), retenue par une mentonnière visible au-dessus de l’oreille et qui se mêle à sa mèche de cheveux. Sa voisine de gauche porte une écharpe de soie au-dessus d’un cône (coiffe réservée aux femmes mariées) se terminant par une longue tresse enroulée dans un ruban rouge. Leur regard est souligné au khôl. La sobriété des bijoux, bagues et bracelets, nous permet de conclure que Chassériau a vu ces deux femmes chez elles, un jour ordinaire, en costume d’intérieur simple.

Les juifs d’Algérie

En 1849, à l’époque où Chassériau visite l’Algérie, on comptait 6500 juifs à Alger et 3500 à Constantine. Avec la colonisation française, les israélites avaient perdu le statut de dhimmis(statut juridique inférieur aux musulmans),imposé par l’empire ottoman, pour devenir, comme les musulmans, des «indigènes», soumis à leurs lois religieuses respectives, sans avoir la nationalité française. D’après les registres d’état civil, les juifs d’Algérie vivaient principalement dans les villes où ils étaient tailleurs, couturiers, bijoutiers, orfèvres… Ils partageaient pratiquement les mêmes us et coutumes que les musulmans, s’habillaient presque de la même façon (hormis le port du voile chez les femmes), mangeaient les mêmes plats, parlaient la même langue entremêlée de quelques termes en hébreu, et appréciaient la même musique. C’est un peu plus tard que la communauté juive d’Algérie s’organisera pour réclamer la nationalité française, ce qu’elle obtiendra en 1870 avec le décret Crémieux, abandonnant ainsi l’application du droit mosaïque juif pour le droit positif français, issu non plus de Dieu, mais des Hommes.

Kahina Oussaid -Chihani

Références

-Charles André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, volume 1, Presse universitaire de France, 1964.

– François Pouillon, Dictionnaire des Orientalistes de langue française, Karthala, 2008.

– «Les peintres orientalistes français», 4e exposition [du 16 février au 13 mars 1897, Paris, Galerie Durand-Ruel]. Exposition rétrospective : Chassériau (Théodore) 1819-1856. Imprimeries réunies, Paris, 1897.

-Lynne Thornton, Les Orientalistes: peintres voyageurs, 1993.

-Alain Galoin, Juives d’Alger au balcon de Chassériauhttp://www.histoire-image.org/fr/etudes/juives-alger-balcon-chasseriau 

-Malika Bouabdellah, Juives d’Alger au balcon de Théodore Chassériau. Un sujet d’élection, à l’occasion de «Djazaïr, une année de l’Algérie en France».

– Leyla Belkaïd, Algéroises: histoire d’un costume méditerranéen, Edisud 1998.

– Théodore Chassériau, Lettre à son frère, mai 1846.

-Théodore Chassériau, carnets, département des arts graphiques du Louvres.

-Georges Marçais, Le Costume musulman d’Alger.

-Maurice Eisenbeth, Les Juifs de l’Afrique du Nord, Démographie et Onomastique, Alger, 1936 et Cercle de généalogie juive, Paris 2000.

-Kamel Kateb, Européens, «indigènes» et juifs en Algérie (1830-1962) : représentations et réalités des populations, 2001.

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