Les autorités françaises auraient été prévenues du déclenchement de la révolution algérienne… Témoignage

La surprise semblait totale face au déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954. Pourtant, les services de sécurité français étaient bien informés de ce qui se préparait en Algérie… Ils disposaient d’une bonne source de renseignement : les indics.

A Alger, la police des Renseignements généraux (PRG) manipulera un artificier du groupe CRUA (Le Comité révolutionnaire d’unité et d’action) de la Casbah : dénommé« Kobus », de son vrai nom Abdelkader Belhadj Djillali. C’est grâce à lui que la PRG neutralisera l’effet explosif des bombes du 1er novembre 1954, en remplaçant la poudre par du chlorate de potasse.

Militant nationaliste, numéro deux de l’OS, Abdelkader Belhadj Djillali, avait été arrêté en 1950. Après un court séjour en prison, il acceptera de collaborer avec les autorités Françaises. En 1954, il intégrera le CRUA/FLN ; même s’il est parfois soupçonné dans les cercles nationalistes, il conservera néanmoins une certaine aura pour son passé OS et sa formation militaire.

À Oran, c’est grâce à un informateur que la PRG dispose le 31 octobre d’un modèle de bombe artisanale (un tuyau de fonte de 15 cm de haut pour 10 cm de circonférence).

Malgré toutes ces découvertes, la police française aura bel et bien été surprise par le calendrier du FLN. Le préfet Jean Vaujour, directeur de la Sûreté en Algérie, avait pourtant averti le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, de l’imminence de l’insurrection.

Il avait prévu de réunir tous les chefs de la PRG pour le… 1er novembre, en vue de leur donner des consignes pour anticiper tout mouvement.

Trop tard… Dans la nuit du 31 octobre au 1 er Novembre 1954 la résistance armée est déclenchée, et surprend les pouvoirs coloniaux. La révolution algérienne éclate sans que la France ne veuille le reconnaître. La France les qualifiera jusqu’en 1998 « d’événements d’Algérie», niant la réalité des faits.

Quarante ans après, Jean Vaujour, ancien directeur de la Sûreté en Algérie, s’est confié à un journaliste de L’EXPRESS, Patrick Rotman. Voici son témoignage :

LEXPRESS: Quand vous prenez vos fonctions de directeur de la sûreté, à Alger, en 1953, ce pays paraît plutôt calme par rapport au reste du Maghreb. Quand avez-vous appris qu’il se préparait chose ?

JEAN VAUJOUR: Dès l’été de 1953, je me suis fait apporter le dossier de l’Organisation secrète (OS), que dirigeaient Ahmed Ben Bella et quelques-uns de ses amis, récemment sortis de prison. Il fallait s’attendre à voir réapparaître ce mouvement. Je disposais d’informations précises là-dessus, venant du Caire.

– Quels étaient vos informateurs au Caire?
– Les services spéciaux français. L’Egypte de Nasser était une base du nationalisme algérien.

– Qu’avez-vous fait?
– J’ai effectué quelques missions au Maroc et en Tunisie, alors en pleine effervescence, pour y rencontrer mes homologues de la Sûreté. J’ai compris qu’il s’agissait d’un mouvement assez profond, avec des ramifications internationales. A mon retour, j’ai rédigé un rapport intitulé: « Les Commandos nord-africains ».

– Qu’y disiez-vous?
– Qu’il y avait des camps, en Egypte et en Libye, où s’instruisaient des Marocains, des Tunisiens et des Algériens. J’en indiquais les emplacements, le nombre de « recrues », le type d’enseignement dispensé, la nature des armes d’entraînement, les filières qui leur permettaient de rallier le Maroc ou l’Algérie…

– Ce rapport était daté…?
-… de mars 1954. Il a été diffusé à 50 exemplaires: président du Conseil, ministères intéressés, ambassades concernées, etc. J’y demandais aux destinataires d’en confirmer ou d’en démentir les informations.

– Avez-vous eu des échos?
– Un seul: le directeur de la Sûreté en Tunisie, un ami, m’a envoyé un gentil accusé de réception. C’est tout. De la métropole, aucune réponse, rien.

– Quand avez-vous entendu parler pour la première fois du Comité révolutionnaire d’unité et d’action?
– Le Crua avait été créé par Mohammed Boudiaf en mars. Le colonel Schoen, chef du service des liaisons nord-africaines – un arabisant distingué, intelligent – l’avait su aussitôt. Il m’en a informé. Il l’a également signalé dans son bulletin d’information confidentiel, destiné au gouverneur général et aux chefs des services de renseignement (RG et DST).
A l’époque, le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) était déchiré entre les « messalistes » de Messali Hadj et leurs adversaires « centralistes », dirigés par Hocine Lahouel. Schoen, qui avait pourtant de bons informateurs, a cru que le Crua était une initiative de Lahouel, alors qu’il s’agissait d’une initiative de Mohammed Boudiaf pour court-circuiter les uns et les autres et faire démarrer ainsi l’action armée. Je croyais, pour ma part, que le Crua était la reconstitution de l’OS, dirigée par des dissidents.

– A quel moment avez-vous identifié ses membres?
– Dès le mois de mai, pour ce qui est des neuf dirigeants « historiques ». Mais nous apprendrons avec retard la réunion des « vingt-deux », c’est-à-dire des délégués des départements et des casbahs, à Alger, fin juin.

– Avez-vous prévenu les autorités qu’un groupe fomentait une action armée?
– Oui, mais j’ai ajouté que rien ne se produirait avant le congrès du MTLD, lequel s’est tenu à Hornu, en Belgique, à la mi-juillet 1954. Je l’ai appris par le biais des délégués, mais, chose extraordinaire, ni les Renseignements généraux ni la Sûreté nationale, à Paris, ne nous ont signalé le moindre franchissement de frontière…

– En août 1954, vous effectuez un séjour à Paris. Est-ce qu’on s’y intéresse à tout cela?
– Le mois d’août n’est pas un mois favorable… J’ai vu Henri Queuille, l’ancien président du Conseil, qui fut l’un de mes patrons. J’ai vu le directeur du cabinet du président du Conseil, le secrétaire général du ministère de l’Intérieur. Je leur ai dit qu’il fallait s’attendre que l’Algérie entrerait, comme ses voisins, dans un cycle d’attentats. Ils m’ont écouté avec intérêt.
A peine rentré à Alger, j’ai eu des renseignements beaucoup plus précis, par un informateur membre du groupe terroriste clandestin de la Casbah. J’ai envoyé une lettre personnelle à Queuille, qui l’a fait remettre au président du Conseil. Je lui disais redouter non seulement des attentats dispersés, sporadiques, mais même «un véritable soulèvement dans les semaines ou les mois à venir». J’écrivais que les « séparatistes » – comme on disait alors – passeraient à l’action d’ici à un mois. C’était le 25 septembre.

– Pourquoi ne pas avoir fait un rapport au ministère de l’Intérieur?
– J’ai fait envoyer au ministère de l’Intérieur, au début d’octobre, le « papier » du chef des RG d’Alger qui me disait qu’on était à la veille d’incidents.

– De quelles informations précises disposiez-vous alors?
– Un de mes commissaires manipulait un membre du groupe de la Casbah. Vers le 15 octobre, notre informateur, ancien artificier de l’armée française, nous signale: « On me demande de fabriquer des bombes, que dois-je faire? » La femme de mon commissaire était pharmacienne; je lui ai demandé de trouver un produit capable de faire beaucoup de bruit, mais peu de mal. Elle a préconisé le chlorate de potasse. Une centaine de bombes ont été ainsi confectionnées, à base de petites boîtes d’Esso (un peu comme les boîtes de Coca d’aujourd’hui), avec du chlorate de potasse!

– Les bombes d’Alger ont été fabriquées selon vos indications!
– J’ai même sorti 2 000 francs de mon portefeuille pour acheter le chlorate de potasse! De fait, les bombes qui exploseront le 1er novembre feront peu de dégâts, sauf à un endroit, à Baba Ali, où elles provoqueront l’incendie d’un stock d’alfa.

– Vous avez même prévenu le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand?
– Oui. Du 15 au 23 octobre, le ministre était venu mesurer les conséquences du tremblement de terre d’Orléansville. J’ai informé Pierre Nicolaï, son directeur du cabinet, de cette histoire de bombes. Il m’a dit: « Oui, oui, parlez-en au ministre ». J’ai donc parlé à Mitterrand. Je lui ai exposé deux hypothèses: soit je coffre tout le groupe, mais je perds toutes mes informations pour l’avenir; soit je le fais surveiller et je n’interviens que la veille du jour où il passe à l’action. Mitterrand a dit à Nicolaï: « Nous verrons cela à Paris, et vous transmettrez mes instructions à Vaujour. »

– Vous avez reçu des instructions?
– Le 2 novembre! Une lettre disant: vous pouvez les coffrer…

– Le 23 octobre, vous aviez aussi signé un rapport prémonitoire…
– Oui. A peine Mitterrand et Nicolaï s’étaient-ils envolés pour Bône, ce jour-là, que trois commissaires des RG font irruption dans mon bureau, avec des renseignements très précis sur la préparation d’attentats imminents et, au-delà, sur le déclenchement souterrain et clandestin de l’insurrection.

– Dans toute l’Algérie?
– Leur compétence s’exerçait seulement sur la région d’Alger. J’ai aussitôt dicté une page, signée par le gouverneur général, Roger Léonard. Accompagné de « papiers » bourrés de détails, ce rapport était clair. J’ai prévenu la Sûreté et le cabinet du ministre, à Paris, par téléphone, que je remettais un document d’une extrême importance au pilote de l’avion d’Air France qui décollait, ce samedi 23 octobre, à 11 heures du soir. Le commissaire de permanence l’a récupéré à Orly, porté à la Sûreté et au permanent du ministère de l’Intérieur. Le dimanche se passe. Le lundi, toujours aucun écho. Le lundi soir ou le mardi matin, je ne sais plus, j’appelle le directeur général de la Sûreté nationale, Jean Mairey, qui m’avoue ne pas avoir eu le temps de le lire!

– Et dans l’entourage du ministre?
– J’ai appelé Jean-Paul Martin, chef adjoint du cabinet, qui m’a dit: « Nous nous en préoccupons, nous allons vous envoyer des renforts. » En l’occurrence, trois ou quatre compagnies de CRS, plus des unités militaires. Lesquelles débarqueront à Alger la veille même du déclenchement de l’insurrection.

– Et à Oran, à Constantine?
– Le dimanche 31 octobre, le commissaire des RG d’Oran, qui se nommait Lajeunesse, est venu spécialement m’apporter une bombe en tuyau de fonte, qui n’avait rien à voir avec les miennes. L’un de ses informateurs lui avait promis de l’alerter vingt-quatre heures avant les attentats. J’en ai déduit – à tort – que rien ne se passerait avant le lundi 1er novembre au soir.
Dans le Constantinois, j’avais été prévenu vers le 25 octobre, par un commissaire des RG, que 300 fellagas se baladaient clandestinement dans les Aurès. Dès le 29, j’ai réuni, à la préfecture de Constantine, les responsables locaux, qui m’ont tous dit: « Si c’était vrai, nous le saurions. » Seul l’administrateur d’Arris, au cœur de l’Aurès, m’a confié, après la réunion, qu’un de ses caïds s’était vu proposer le plan de l’insurrection de l’Aurès pour 1 million de francs, mais qu’il n’y avait pas cru. J’ai aussitôt monté un rendez-vous: 1 million contre le plan, à remettre en gare de l’Agha, à Alger, par l’informateur à l’un de mes commissaires; l’homme lirait ostensiblement « L’Echo d’Alger »… Opération fixée au 2 novembre. Un jour trop tard…

– Vous n’aviez donc pas prévu la date…
– Non. C’est Boudiaf qui a fourni l’explication, un jour de 1962, dans une interview au « Monde ». Le démarrage de l’insurrection avait d’abord été fixé au 15 octobre, mais rien n’était prêt. Les chefs de secteur devaient se revoir le 22. Par peur des fuites, ils n’étaient que quatre ou cinq à ce rendez-vous, où fut fixée la date définitive (le 1er novembre, à 0 heure), qui devait être transmise aux chefs de commando seulement six heures avant le moment fatidique. Je n’ai donc pas prévu la date précise. Mais, le 1er novembre, quand on m’a annoncé, à 0 h 50, que les premières bombes venaient d’éclater à Radio-Alger, sur le port, à Baba Ali, j’ai regretté de ne pas avoir été suffisamment entendu…

– Pourquoi cette surdité des autorités françaises?
– Je me rappelle un fait. Le 18 octobre, à Alger, François Mitterrand, avait remis la cravate de la Légion d’honneur à Raymond Laquière, président de l’Assemblée algérienne. Laquière a conclu son discours en appelant le ministre à « ne pas écouter la voix des sirènes qui disent que l’Algérie pourrait être contaminée par ses voisins ». Laquière a ajouté: « Je peux vous dire, monsieur le Ministre, que l’Algérie est calme et qu’elle le restera. » Il est possible que Mitterrand ait été abusé par cette assurance…

Source : Patrick Rotman pour L’EXPRESS

Image : Une unité harkis en Oranie

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