NOVEMBRE 54, DU 1 A L’INFINI, par Chawki Amari

On aime les chiffres, le 1, le 5, le 7, les 6 et les 22, le 1 million et demi, le 1/11 ou le 12/12, symboles numéraires qui orientent l’Histoire, et d’ailleurs la fameuse suite du célèbre Fibonacci qui génère le nombre d’or a été la fruit de l’éducation algébrique du mathématicien à Béjaïa. On aime les chiffres mais que s’est-il passé le 1/11, le 1er novembre ?

Le 10/54

   Il fait froid, c’est un dimanche à Bab El Oued, avenue de la marne au pied du Parc Marengo. 6 hommes mal habillés errent dans les rues, serrés mais pas trop, alors que tout est fermé. Sauf un photographe qui a l’habitude des photos de groupe, écoles de Bab-el-Oued, premières communions et sorties de mariage du dimanche. Dans sa petite boutique où viennent d’entrer Didouche, Boudiaf, Bitat, Krim, Ben M’Hidi et Ben Boulaïd, le petit photographe français pense alors qu’il s’agit d’un groupe de jeunes appelés qui viennent de terminer leur service militaire. Il ne le sait pas mais il fait la première photo du FLN qui ne tombera dans le domaine public qu’en 1987, soit 25 ans après l’indépendance algérienne, 33 ans après sa réalisation en 1954. La photo prise, les 6 en prennent un exemplaire, sortent dans la clandestinité la plus totale et se dispersent chacun de son côté. Ils ne se reverront plus jamais mais ont tenu à prendre cette photo afin que l’on sache plus tard qui étaient-ils, eux et personne d’autre. Très bonne intuition, une image vaut 1000 mots.

   La veille, le 23 octobre 1954, naissait le FLN historique à la Pointe Pescade, aujourd’hui Raïs Hamidou, succédant officiellement au CRUA lors d’une réunion couronnée par une dictée de Mohamed Boudiaf et Mourad Didouche qui allaient faire écrire au citron la déclaration du 1er novembre, avec une date précise longuement réfléchie, le 1er novembre, pour le déclenchement de la lutte armée. On connait la suite, ce n’est pas la première insurrection mais celle qui a réussi. Mais combien étaient-ils au départ ?

Les 6, les 9, les 22

   Le 24 juin 1954 ils sont 22 à s’être réunis dans une maison du Clos-Salembier, El Madania, à Alger à toujours, et c’est encore Mohamed Boudiaf qui est chargé de la rédaction du communiqué visant à l’union de toutes les forces politiques nationalistes en vue du déclenchement de l’insurrection, « à une date à fixer ultérieurement. » Pour les mathématiciens, les 22 viennent donc avant les 6 mais après les 9, les 9 chefs historiques qui sont en fait les 6 du FLN auxquels il faut ajouter les anciens du PPA et l’OS, Aït-Ahmed, Khider et Ben Bella. Mais 9, 22 ou 6, la spécificité de la révolution algérienne, est que dès naissance, elle démarre d’un petit groupe contrairement aux autres révolutions où des manifestations populaires éclatent, auxquelles vient se greffer une direction qui prend la tête de l’insurrection. Le  1er novembre algérien a donc fait le chemin inverse, le déclenchement est décidé par un petit groupe, qui sera suivi ensuite par une bonne partie de la population. Mais pourquoi le 1 ?

Le premier nombre premier

   Le 1, en fait le 2 et donc à minuit entre les deux, c’est pour les Français la Toussaint, la fête des morts, un premier signe pour ceux qui savent. Mais la blague est datée de la post-indépendance, le 1er novembre est pour la France la fête des morts, pour l’Algérie la fête démarre. Pourquoi le 1er novembre ? Si le 5 juillet est en fait le 3 juillet, décalé officiellement pour reboucler l’invasion française le 5 juillet 1830 et 132 ans pile de colonisation, le 1er novembre ne souffre d’aucune ambigüité, il est 1 et indivisible, départ fructueux d’un combat qui allait déboucher sur l’indépendance. Sauf que déjà prêts à lancer l’insurrection dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale, voire avant, les militants hésitent sur la date. Pas trop tard ni trop tôt, le timing est délicat. En juin 54, la date n’est toujours pas fixée et elle attendra encore la fin de l’été, puis octobre. En réalité, un évènement avait précipité les choses, la victoire des Vietnamiens sur l’armée française, qui perd son aura de grande puissance, défaite par de petits paysans emmenés par le génial tacticien Giap. Dans la lancée, le FLN décide de 54, puis du 1er novembre pour la fête de la Toussaint. Le 1, le 11.

10 francs les oreilles

   C’est le prix que les autorités coloniales donnaient en contrepartie d’une paire d’oreilles de rebelles, signe qu’ils ont bien été décapités. D’où entre autres le 1er novembre, même si ce n’est pas uniquement de guerre de territoires dont il s’agissait, « les Algériens sont beaucoup plus cultivés qu’on ne croit », note Campbell en 1835, « chaque village ou groupe d’habitants avait son école.A notre arrivée, il y avait plus de cent écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient chacune six à sept collèges secondaires, et l’Algérie était dotée de dix zaouias (universités) » ajoute-t-il. Car en 1830, année de l’invasion française, la plupart des Algériens savaient lire, écrire et compter, ce qui faisait que la France de l‘époque était moins instruite que le pays qu’elle allait conquérir, alors que l’alibi était l’éducation, la civilisation et l’instruction. A l’indépendance algérienne en 1962, 90% des Algériens survivants étaient analphabètes, ce qui en dit long sur les motivations et les précurseurs de « la démocratie aéroportée » en Irak ou en Syrie. Le cruel duc de Rovigo, gouverneur général et commandant des troupes coloniales françaises en Algérie, disait la même chose : « Notre seule supériorité sur eux, c’est notre artillerie, et ils le savent. Ils ont plus d’esprit et de sens que les Européens. » Enfin, comment ne pas citer Tocqueville, qui dit que «ce qu’il faut, c’est donner des livres à ce peuple curieux et intelligent, ils savent tous lire et ils ont cette finesse et cette aptitude à comprendre qui les rend si supérieurs à nos paysans de France.» Une histoire donc bien numéraire, les Algériens étaient plus nombreux à être cultivés mais moins nombreux à être bien armés, et malgré l’infériorité en artillerie, ils ont gagné. Ce que n’ont pas oublié les descendants, qui fêtent encore le 1er novembre.

Le 1/11/2019

   Mémoire intacte, glorification du sacrifice et respect aux Anciens, ceux que l’on disait oublieux, sans racines et sans âmes, sont sortis par millions ce jour-là pour revendiquer des libertés et de la justice, la fin sans conditions de l’ère Bouteflika pour un changement radical, tout en brandissant les portraits des héros de novembre 54. La grande marche du 1er novembre 2019, l’année du Hirak, aura réconcilié la société avec son histoire en ouvrant une large page vers le futur. On ne joue pas avec les dates.

Le 1/11/2020

   A première vue, aucun rapport, la révision de la Constitution, le mouloud, soit la naissance du Prophète, et le déclenchement de la Révolution en 54, le 1er novembre. C’est juste une histoire de communication et s’ils ne sont pas nombreux à contester cet étrange mix, des anciens maquisards contestent le détournement de la guerre d’indépendance à d’autres fins. En privé bien sûr, car il ne fait pas se retrouver non plus en prison pour atteinte au moral des calendriers, l’article 54 de la nouvelle Constitution à voter le 1er novembre acceptant « le droit de diffuser des informations, des idées, des images et des opinions » mais « dans le cadre de la loi et du respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la Nation. » Soit tout. C’est bien sûr une coïncidence que cet article soit le 54.

Zéro Zéro

   Avoir 20 ans en 2020 ? Oui, c’est possible, mais difficile. Au lendemain d’un match nul, les 20 ans de Bouteflika se sont définitivement terminés en 2020 et le 1er novembre 54 a fêté ses 20 ans en 1974, l’année où le ministre des affaires étrangères algérien, Abdelaziz Bouteflika d’ailleurs, tout juste élu Président de la 29ème session de l’Assemblée générale de l’Onu, réussit à faire passer dans la prestigieuse enceinte des Nations le leader palestinien Yasser Arafat qui en profite pour lâcher un célèbre discours sur «le fusil d’une main et le rameau d’olivier de l’autre» dans lequel il demande trois fois aux pays du monde entier de «ne pas laisser tomber de sa main le rameau» afin que la guerre ne devienne pas la seule option. C’est aussi la même année 1974, l’Algérie rétablissait ses relations diplomatiques avec les USA, rompues depuis la guerre de 1967 qui opposa Israël, soutenue par l’Amérique, à l’Egypte, la Jordanie et la Syrie, avec la participation de l’Algérie et l’un de ses commandants, Ahmed Gaïd Salah, et la perte de 56 éléments de l’ANP. Le 1er novembre avait donc 20 ans il y a 46 ans. Quel âge a-t-il aujourd’hui ?

Impair

   On ne parlera pas du ministre des affaires étrangères français venant soutenir le référendum sur la révision constitutionnelle algérienne et sa déclaration du 16 octobre, « l’Algérie est à la veille d’une étape importante qui va amener le peuple algérien à se prononcer le 1er novembre sur son projet de révision de sa constitution. Le président Tebboune a affiché ses ambitions de réformes des institutions pour renforcer la gouvernance, l’équilibre des pouvoirs et les libertés », a déclaré Jean-Yves Le Drian en visite à Alger. Même s‘il a ajouté que qu’ « il appartient aux Algériens et à eux seuls de traduire les aspirations qui se sont exprimées avec civisme et dignité en une vision politique avec des institutions aptes à la concrétiser, c‘est évidemment ce qu’il ne fallait absolument pas faire, surtout pour un 1er novembre, surtout de la part de l’ancienne puissance coloniale. Peut-on imaginer le ministre algérien Boukadoum soutenir une révision constitutionnelle en France ? Impensable, l’impair est donc commis, ce qui nous renvoie encore aux chiffres, Allah wathir oua you7ibbou el wathara, Dieu est impair et aime l’imparité. C’est mathématique, le 1er novembre du 11ème mois, restera, car à partir du 1, qui est le premier nombre impair, on pourrait aller très loin, jusqu’à l’infini. Tout est mathématique.

Chawki Amari

PIECE JOINTE

La Proclamation du premier Novembre, texte fondateur de la République et de la nation algerienne moderne :

Appel au peuple algérien Texte intégral du premier appel adressé par le Secrétariat général du Front de libération nationale au peuple algérien le 1er Novembre 1954

PEUPLE ALGÉRIEN, MILITANTS DE LA CAUSE NATIONALE, 

A vous qui êtes appelés à nous juger (le premier d’une façon générale, les seconds tout particulièrement), notre souci en diffusant la présente proclamation est de vous éclairer sur les raisons profondes qui nous ont poussés à agir en vous exposant notre programme, le sens de notre action, le bien-fondé de nos vues dont le but demeure l’indépendance nationale dans le cadre nord-africain. Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l’impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux.

Nous considérons avant tout qu’après des décades de lutte, le mouvement national a atteint sa phase de réalisation. En effet, le but d’un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d’une action libératrice, nous estimons que, sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action et, sous les aspects extérieurs, le climat de détente est favorable pour le règlement des problèmes mineurs, dont le nôtre, avec surtout l’appui diplomatique de nos frères arabo-musulmans. Les événements du Maroc et de Tunisie sont à ce sujet significatifs et marquent profondément le processus de la lutte de libération de l’Afrique du Nord. A noter dans ce domaine que nous avons depuis fort longtemps été les précurseurs de l’unité dans l’action, malheureusement jamais réalisée entre les trois pays.

Aujourd’hui, les uns et les autres sont engagés résolument dans cette voie, et nous, relégués à l’arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés. C’est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, dépassé par les événements, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme qui croit avoir remporté la plus grande victoire de sa lutte contre l’avant-garde algérienne.

L’HEURE EST GRAVE !   

Devant cette situation qui risque de devenir irréparable, une équipe de jeunes responsables et militants conscients, ralliant autour d’elle la majorités des éléments encore sains et décidés, a jugé le moment venu de sortir le mouvement national de l’impasse où l’ont acculé les luttes de personnes et d’influence, pour le lancer aux côtés des frères marocains et tunisiens dans la véritable lutte révolutionnaire.

Nous tenons à cet effet à préciser que nous sommes indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir. Plaçant l’intérêt national au-dessus de toutes les considérations mesquines et erronées de personnes et prestige, conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifique.

Ce sont là, nous pensons, des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette de FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE, se dégageant ainsi de toutes les compromissions possibles et offrant la possibilité à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens, de s’intégrer dans la lutte de libération sans aucune autre considération.

Pour préciser, nous retraçons ci-après, les grandes lignes de notre programme politique :

BUT : L’Indépendance nationale par :

1) La restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques.

2) Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions.

OBJECTIFS INTÉRIEURS

1) Assainissement politique par la remise du mouvement national révolutionnaire dans sa véritable voie et par l’anéantissement de tous les vestiges de corruption et de réformisme, cause de notre régression actuelle.

2) Rassemblement et organisation de toutes les énergies saines du peuple algérien pour la liquidation du système colonial.

OBJECTIFS EXTÉRIEURS

– Internationalisation du problème algérien.

– Réalisation de l’Unité nord-africaine dans le cadre naturel arabo-musulman.

– Dans le cadre de la charte des Nations Unies, affirmation de notre sympathie à l’égard de toutes nations qui appuieraient notre action libératrice.

MOYENS DE LUTTE

Conformément aux principes révolutionnaires et compte tenu des situations intérieure et extérieure, la continuation de la lutte par tous les moyens jusqu’à la réalisation de notre but.

Pour parvenir à ces fins, le Front de libération nationale aura deux tâches essentielles à mener de front et simultanément : une action intérieure tant sur le plan politique que sur le plan de l’action propre, et une action extérieure en vue de faire du problème algérien une réalité pour le monde entier avec l’appui de tous nos alliés naturels.

C’est là une tâche écrasante qui nécessite la mobilisation de toutes les énergies et toutes les ressources nationales. Il est vrai, la lutte sera longue mais l’issue est certaine.

En dernier lieu, afin d’éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humains et les effusions de sang, nous avançons une plate-forme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu’elles subjuguent le droit de disposer d’eux-mêmes.

1) La reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien.

2) l’ouverture des négociations avec les porte-parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne, une et indivisible.

3) La création d’un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d’exception et l’arrêt de toute poursuite contre les forces combattantes.

EN CONTREPARTIE

1) Les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles.

2) Tous les français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité et seront de ce fait considérés comme étrangers vis-à-vis des lois en vigueur ou opteront pour la nationalité algérienne et, dans ce cas, seront considérés comme tels en droits et en devoirs.

3) Les liens entre la France et l’Algérie seront définis et feront l’objet d’un accord entre les deux puissances sur la base de l’égalité et du respect de chacun.

Algérien ! Nous t’invitons à méditer notre charte ci-dessus. Ton devoir est de t’y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté ; le Front de libération nationale est ton front, sa victoire est la tienne.

Quant à nous, résolus à poursuivre la lutte, sûrs de tes sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous-mêmes à la patrie.

1er Novembre 1954

Le Secrétariat national

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