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L’Algérie contemporaine (1962 à nos jours)

Cela s’est passé un 22 février 2019, la vague joyeuse qui a tout emporté, par Chawki Amari

Le 22 février n’est pas né le 22 février mais avant le 22 février, ce qui fait beaucoup de 22 février dans cette phrase. Retour sur une date très symbolique qui n’a pas dit son dernier jour.

   Mais que s’est-il passé le 22 février ? Tout dépend de l’année, le 22 février 1997, la brebis Dolly était présentée aux médias, premier mammifère cloné de l’histoire à partir d’un noyau de cellule somatique adulte. Mais nous ne sommes pas des moutons, malgré les apparences, et nous sommes bien des adultes, avec ou sans noyau. Alors plus tôt, le 22 février 1900, naissait Luis Buñuel, cinéaste espagnol surréaliste, auteur du célèbre « Chien andalou », écrit conjointement avec Salvador Dali, où un homme et une femme pris dans un récit disloqué entre rêve et réalité, tentent d’être heureux, tantôt ensablés, tantôt entourés d’ânes morts posés sur un piano. Mais nous ne sommes pas des chiens non plus, malgré tout ce que l’on nous a fait subir, et même pas des ânes, surtout pas morts. En l’an 125 ap. J.-C., naissait Apulée de Madaure dans l’actuelle Mdaourouch à l’Est de l’Algérie, écrivain et philosophe connu localement comme Afulay et premier romancier algérien, voire du monde. Dans son chef d’œuvre « L’âne mort », il décrivait les pérégrinations d’un homme transformé en âne par une sorcière, pris ensuite par une bande de voleurs, et qui passe toute l’histoire à tenter de retrouver sa forme originelle. Avions-nous été envoûtés ?  Pris en otage par des voleurs ? Étions-nous à la recherche de notre forme humaine ? Alors, que s’est-il passé le 22 février ?

A CHEVAL SUR UN CHEVAL

   C’est dans ce cadre animalier qu’à la fin de l’année 2018, une réunion secrète de Rois, Princes régnants, vassaux et chefs féodaux de tribus est organisée pour décider de l’avenir du pays, la reconduction ayant été adoptée comme seule option consensuelle, pendant qu’à l’extérieur, on tentait de faire passer l’impassable : une scène historique est diffusée à la télévision officielle, un cheval offert au cadre du Président Bouteflika, devant une foule de personnalités, presse, chef de daïra, autorités civiles et militaires locales. Ébahis, les téléspectateurs algérien(ne)s regardent ce cheval, qui visiblement ne comprend pas pourquoi on le pousse vers un cadre en bois doré, se demandant qui est cet homme dedans. Il s’agit du Président, mort ou presque, en tous cas immobile, au regard fixe. Puis le cadre en train de prier à la mosquée entre le Premier ministre et d’autres personnalités, le cadre sur un cortège escorté par les services de sécurité en train de dévaler le boulevard Zighout Youcef. Puis le délire, le cadre en camping, le cadre au bureau, le cadre à la plage, scènes surréalistes que Dali et Buñuel n’auraient pas reniées. Dali est d’ailleurs une grande tribu algérienne, regroupant les Sedratas et Zouabis dans le pays chaoui, à l’Est de l’Algérie encore, et le patronyme Dali se retrouve partout dans les vieilles cités, Constantine, Bejaïa et Tlemcen. Et donc, que s’est-il passé partout le 22 février de l’année suivante ?

UN CHACAL AUSSI AIME SES ENFANTS

   Dans l’ensemble du Maghreb, on trouve une expression pour désigner l’arc en ciel, « tameghra b-oucchen » en Tamazight, « 3ars e-dib » en Arabe, ce qui veut dire la même chose : « la fête du chacal. » Le soleil et la pluie, arrivés en même temps, donnent ce phénomène météorologique avec des couleurs si belles que même le chacal en devient heureux. C’est peut-être ce qu’il s’est passé, la conjugaison de ces deux éléments à la sortie de l’hiver, début du Printemps. Le cadre toujours, 10 février 2019, un meeting à la coupole du 5 juillet est organisé par le FLN pour déclarer un soutien total à Bouteflika, candidat à sa propre succession pour un 5ème mandat. Mais où est-il ? On l’a dit, dans le cadre, que de nombreuses personnalités du régime portent avec une ferveur religieuse, tentent de l’embrasser, se bousculant pour être pris en photo avec la photo. Le meeting se termine avec une autre scène surréaliste, Moad Bouchareb, secrétaire général désigné du FLN, remet officiellement un cadre de Bouteflika au secrétaire général désigné de la présidence de la République, qui devait déjà en avoir une centaine chez lui dans son garage.

   Dans la foulée, la photo de famille est publiée le 11 février, allégeance des partis de l’Alliance, FLN, RND, TAJ et MPA, à la candidature de Bouteflika pour un 5ème mandat. Poignées de mains, sourires crispés, silences honteux, on ne parle pas la bouche pleine. Avec à la sortie, un Ouyahia, Premier ministre arrogant comme un chacal, le doigt levé en guise d’avertissement au moindre geste : « nous avons prouvé par le passé notre capacité à maîtriser la rue. » C’est justement ce qu’il ne va pas se passer le 22 février.

LA STRATÉGIE DU MILLE-PATTES

   Le lendemain de la photo de la honte, le 12, des jeunes sortent dans la rue à Chlef, chantant joyeusement « Bouteflika ya el maroki, makach 3ouhda khamsa », « pas de cinquième mandat pour Bouteflika le Marocain. » Le 13 à Bordj Bou Arriredj, une marche imposante contre le 5ème mandat réunit des citoyens en colère. Le 16 février, une immense manifestation a lieu à Kherrata, ville montagneuse symbolique des massacres commis par les Français le 8 mai 1945 contre des manifestants nationalistes, avec tirs d’automitrailleuses contre les foules, de canons par des navires de guerres sur les montagnes et bombardements aériens pour raser les villages. Mais c’est une autre histoire, 19 février 2019 à Khenchela, une foule se rassemble devant le siège de l’APC où une immense photo du Président est accrochée à côté d’un long drapeau du pays. Le nombre de manifestants est impressionnant, ils crient à un jeune qui escalade la façade de la mairie : « Enlève la photo, laisse le drapeau ! » La guerre de l’image vient de s’inverser et les amalgames dénoués, tout comme il a fallu séparer religion et politique, il faut maintenant séparer l’Etat et le régime, le second ayant pris en otage le premier, Bouteflika n’est pas l’Algérie et le drapeau n’a rien à voir avec ce vieux dirigeant malade. La photo du Président est décrochée et tombée à terre, les manifestants la piétinent. C’est la fin d’un règne de 20 ans, 7644 jours exactement, soit 4 fois plus que l’Emir Toumi, roi de la régence d’Alger de 1505 à 1515, ou 6 fois plus que Baba Arudj, Barberousse, roi de la même régence qui n’a régné que 3 ans sur le pays, de 1515 à 1518. Alors, il s’est passé quoi le 22 février ? Des millions de personnes dehors, partout, en même temps, entre espoir et peur, et surtout à Alger El Mahroussa, la bien-gardée, épicentre du pouvoir où les marches sont officiellement interdites depuis longtemps. Puis, chaque vendredi, la foule, rassurée par la silmiya, belle et unie, pacifique et résolue, connaissant parfaitement les pièges de la violence comme alibi à la contre-violence. Femmes, hommes, enfants, vieux, militants et simples citoyens sont dehors, une nouvelle Algérie naît, sortie du faux-filet de « la stabilité avant tout, quelque soit la nature des dirigeants. » Les slogans fusent, contre le 5ème mandat, « même si vous déployez toutes vos forces de sécurité », mais aussi contre l’oligarchie régnante : « Vous avez pillé le pays, bande de voleurs ! » Habillés en braqueurs de banques comme dans la série espagnole « Casa del papel », des groupes défilent, la rue devient un théâtre géant, une jeune femme exécute des pas de danse classique, un homme s’habille en couches pour se moquer du Président invalide, les drapeaux sont partout, y compris Amazigh, on voit même des slogans en Chinois et en Allemand que personne ne comprend. Les référents aux héros de la guerre d’indépendance sont nombreux, surtout que les Algérien(ne)s sont souvent sortis dans les grandes occasions, les marches de mai 1945, celles de 1962 pour arrêter la crise naissante entre deux factions du pouvoir à l’indépendance, en octobre 1988 pour contester le régime liberticide, contre le terrorisme, pour les libertés, pour la Palestine, ou contre les dictatures. Mais cette fois, c’est surtout avec humour, partout sous forme de banderoles : « Vous êtes malades, nous sommes le remède », « On ne conduit pas un pays en charrette », allusion au fauteuil roulant du président paralysé, jusqu’à « Toz, you can’t » en turco-anglais, toz désignant le sel en Turc, de l’époque où les Algériens, soumis aux impôts des Ottomans, déclaraient n’avoir que du sel, toz, non imposable, ce qui se traduit aujourd’hui par « laisse tomber, tu ne peux rien faire. » Le régime recule et tente de sacrifier quelques pions sur son échiquier de bois mort. Le 12 mars, Ouyahia, contrôleur de rues, est démis de ses fonctions, mais ça ne change rien.

   Alors qui a commencé le 22 février qui s’est finalement passé avant le 22 février ? Le débat sur la primeur du Hirak est toujours en cours, Kherrata pour les uns, Chlef, Khenchela ou Bordj pour les autres, on tente de tirer la couverture à soi alors qu’il fait chaud, pas besoin de se couvrir, surtout que cette formidable révolte pacifique est le fait de tout un pays qui s’est levé pratiquement en même temps. Sauf qu’en réalité, s’il fallait trouver une origine, ce serait les stades, où les supporters chantent depuis des années des slogans anti-pouvoir, le célèbre « La Casa d’El Mouradia » repris par tous les manifestants du 22 février date du Printemps 2018. Propriété exclusive des supporters de l’USMA, paradoxalement club propriété à cette époque de Ali Haddad. Finalement, que s’est-il passé le 22 février ?

MYTHOLOGIE DU FENNEC

   Animal craintif mais rusé, il a d’immenses oreilles qui lui servent plus à ventiler l’air dans les régions chaudes où il habite qu’à entendre les rumeurs de la ville. Le fennec vit dans un terrier, mange de tout, possède de longues moustaches, même la femelle, il est monogame, vit en couple toute sa vie et se reproduit en février. Enfin, c’est le plus petit des canidés sur Terre, famille qui comprend aussi le chien et le chacal. Le fennec est la mascotte de l’Algérie, appelé aussi zerdi en langage populaire, symbole de la ruse et la capacité à se faufiler partout. Est-ce vraiment cet animal qui représente le pays alors qu’il y a l’âne et le lion, animaux fétiches, l’aigle, maître des sommets, le dromadaire, roi du désert, la gazelle, peut-être pas assez masculine, le chardonneret, compagnon chanteur des vieilles villes qui parle trop ? C’est comme ça et on ne sait plus qui en a décidé ainsi, en tous les cas le fennec est protégé par la loi algérienne, il est strictement interdit de le chasser et tous les spécimens mis en cage sont saisis pour être libérés. Surtout, le fennec chasse les nuisibles, ce qui le rend indispensable à l’homme. Mais qui a fait le 22 février ? Un complot spontané ? Non, c’est antinomique, un complot ne peut être spontané, il est réfléchi, conçu et préparé à l’avance. Il y a bien eu des éléments du DRS, écartés par Bouteflika, qui ont soutenu le mouvement en ruminant leur vengeance mais ont tout perdu après, à l’image du Général Toufik, que personne ne pouvait imaginer en prison puisque c’était lui la prison. Les puissances étrangères, Soros ou les activistes sous-marins des révolutions colorées ne sont pas non plus responsables de quoi que ce soit, surpris eux-aussi par la rapidité du mouvement populaire. Alors que s’est-il passé le 22 février ? Un ras-le-bol, lentement alimenté, avec un 5ème  mandat, un cadre, du mépris, de l’ignorance et de l’arrogance, la goutte qui a fait déborder le gaz. Et les animaux dans tout ça ? Sacrifiés les premiers, comme toujours, lors des fêtes ou pour invoquer les puissances supérieures. Car c’était bien une fête, pour les Algériens, et un cauchemar, pour le régime, réduit à changer des têtes pour survivre.  On raconte une histoire, celle d’un riche propriétaire terrien dont le cheval s’est blessé. Ne le voyant pas se relever, il convoque un vétérinaire qui lui dit que c’est un cheval, à la patte cassée, et que s’il ne se relève pas dans trois jours, il faudra l’abattre. Un mouton ayant entendu la conversation va en parler au cheval, pour lui dire de se relever, sous peine de mort. Pendant deux jours, le cheval n’a pas réussi à se mettre debout. A l’aube du troisième jour, le mouton va voir le cheval pour lui indiquer que c’est sa dernière chance, il faut impérativement qu’il se relève. Au prix d’un effort surhumain, ce qui normalement ne s’applique pas à un animal, le cheval se relève. Quand le propriétaire arrive avec son fusil pour l’abattre, il le trouve debout. Surpris et heureux, il annonce joyeusement : « C’est un miracle, ce soir on fait un méchoui ! » D’après les invités venus dîner, le mouton était délicieux.

Chawki Amari

Image à la Une : protestants Algériens 21 février 2020 – REUTERS/Ramzi Boudina

Image intérieur : Midou Baba Ali

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