Dans la société traditionnelle kabyle, la femme tient un rôle central. Aussi, convaincus que la femme est, par nature, féconde, l’impossibilité de devenir mère ne peut être, selon les membres de la communauté, provoquée que par les forces surnaturelles qu’il faudrait combattre, en faisant appel à la nature mais, surtout, à la terre toujours féconde et généreuse.
Dans ce volet-là, Slimane Rahmani s’est intéressé dans ses travaux ethnologiques et sociologiques chez les populations de Oued Marsa au rituel qui prend place lors de la période de mariage chez les Kabyles d’Aokas.
Né à Aokas, dans la wilaya de Béjaïa, en 1893, Slimane Rahmani exerça d’abord comme professeur d’arabe à l’Ecole normale de Bouzarèah et dans différents lycées de la capitale, jusqu’à la triste date du 14 novembre 1964 où il disparut, à l’âge de 71 ans.
Il obtint son doctorat en lettres à l’Université d’Aix, à Marseille, en France, en 1959, précédé d’un diplôme de la langue berbère et d’un diplôme supérieur de langue et littérature arabes. Membre de la Société historique algérienne depuis 1934, il fut également président d’un cercle littéraire international.
Le professeur Slimane Rahmani participa également aux différents congrès organisés par la Fédération des sociétés savantes de l’Afrique du Nord, tenus à Venise, en Italie, en 1949 et à Viennes, en Autriche, en 1952. Ses écrits et travaux ethnologiques et sociologiques chez les populations d’Oued Marsa lui valurent une distinction en 1942.
De ses œuvres, on peut compter ces quelques titres :
– Recueil des notices et mémoire de la société archéologique, historique et géographique du département de Constantine, 1933 ;
– Coutumes des labours chez les Aït Amrous, 1933 ;
– Le moi de mai chez les Kabyles, 1935 ;
– Rites relatifs à la vache et au lait, 1935 ;
– La Grossesse et la Naissance au Cap Aokas, 1937 ;
– L’Enfant chez les Kabyles jusqu’à la circoncision, 1938 ;
– Le Mariage chez les Kabyles du Cap Aokas, 1939 ;
– Le Divorce chez les Kabyles, 1940.
Au sujet de la femme stérile, Slimane Rahmani avait écrit :
«La bénédiction divine s’est retirée d’une maison où réside une femme stérile. Pour qu’une femme mariée ne tarde pas à devenir enceinte, les premières précautions sont prises dès les fiançailles.
Le soir des fiançailles et la veille du mariage, on applique du henné aux deux futurs conjoints, chacun dans sa famille. On introduit dans le plat du henné, quatre noix et quatre ou six œufs (toujours un nombre pair). La fiancée met de côté les œufs et les noix, du henné de la veille du mariage, et le sert à son mari le soir de l’hymen.
Pour éviter le sortilège des femmes méchantes, les restes du henné sont enterrés au pied d’un grenadier ou, à défaut, jetés à l’eau. Pendant ces deux cérémonies, on place un petit garçon sur les genoux de la jeune femme pour que ses enfants soient des garçons. Le henné est appliqué tout d’abord à l’enfant, sinon il risquerait de ne jamais se marier et d’être poursuivi par le mauvais sort.
Dans ces deux circonstances, le fiancé et la fiancée s’assoient sur des féveroles, plantes qui donnent beaucoup de fleurs et dont les gousses renferment beaucoup de graines.
Dès l’arrivée de la mariée chez ses beaux-parents, on l’installe sur une assiettée de blé et de féveroles répandus sur la natte ou le tapis qui lui sert de siège pendant quatre jours. Elle est alors installée derrière un rideau qui la dissimule de tous les regards : sa belle-mère ou sa belle-sœur ont seules accès auprès d’elle. Un petit garçon vient de nouveau se mettre un moment sur ses genoux.
Le matin du quatrième jour, avant de procéder à sa toilette, un jeune frère ou un proche parent de son mari lui ceint la taille d’un fil épais de laine. Puis elle se rend en compagnie d’autres femmes à la fontaine ou la source du village. Elle a le visage couvert d’un grand mouchoir de soie qui la soustrait à tous les regards. Elle tient une cruche qu’elle remplit pour rapporter, en même temps que cette eau, la baraka, à la maison. Elle prend aussi une assiettée de farine de blé légèrement salée et diluée dans de l’huile ; elle la distribue à un nombre pair d’enfants qu’elle a fait boire dans ses mains à la source ; toujours dans le but de devenir une mère féconde. De retour à la maison, on la peigne, et le même garçon qui lui a ceint la taille lui coupe une mèche de cheveux sur le front, puis il lui remet dix francs.
La belle-mère ramasse les féveroles et le blé sur lesquels sa bru était assise, elle les fait cuire dans de l’eau. Elle les verse dans une passoire pour les faire égoutter, elle les saupoudre de sel et les distribue aux assistantes et aux plus proches voisines. Ces dernières rapportent ou renvoient un peu de farine dans les assiettées qui ont servi à cette distribution. La mariée en fait du couscous à gros grains que la famille doit manger. Les Kabyles attribuent à cette cérémonie une grande importance pour la multiplication des biens et de la postérité.
Dans la nuit de ce quatrième jour, alors que le mariage est consommé le mari se retire, et les parents aux aguets envahissent la chambre nuptiale. Elles poussent des youyous, des coups de feu éclatent.Vite, elles préparent à l’épousée un gâteau fait avec des œufs battus, de la farine et du sel et cuit dans de l’huile bouillante. La mariée doit manger ce gâteau tout chaud avec une tasse de café, dans son lit, comme les femmes en couches. Elle est déjà traitée comme une maman.
Le lendemain, la chemise maculée de sang est rincée au pied d’un grenadier, d’un olivier ou d’une ronce. La floraison de ces trois plantes étant abondante, on croit assurer aussi aux époux une nombreuse descendance ; d’autre part, le malheur reste auprès de ce sang lavé.» Rahmani Slimane, Coutumes kabyles du Cap Aokas. Alger, 1935.
Mounira Amine-Seka
Extrait de la revue n°4 de Babzman
Illustration: Fille et grand-mère par Rahmouna Boudjellal