La révolution serbe : mère des nouvelles révolutions?

5 octobre 2000. Après plusieurs jours de contestation, des milliers d’opposants au régime de Slobodan Miloševic, le mouvement Otpor en première ligne, envahissent le parlement serbe à Belgrade. La peur s’est évanouie, Miloševic a perdu. Une longue nuit blanche au son des klaxons, des sifflets et des cris de joie s’amorce. Comment alors ne pas penser à la Pologne de Walesa ou à la Tchécoslovaquie de Havel? Tout simplement parce que le monde avait déjà bien changé. Une décennie s’était écoulée depuis la chute du Mur de Berlin et la jeunesse avait trouvé de nouveaux moyens d’organiser une lutte pacifique efficace contre les régimes autoritaires. Un scénario appelé à se répéter dans les anciennes républiques soviétiques et plus récemment dans le monde arabe.

Miloševic avait fait de l’idée d’une « Grande Serbie » une fin qui se justifiait par tous les moyens. De 1991 à 1995, il allait tirer les ficelles des guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine avec l’aide de Radovan Karadžic et de Ratko Mladic. Avec la fin de la guerre et la mise sur pied du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ces derniers sont mis hors d’état de nuire. Miloševic, qui a négocié les Accords de Dayton, restera en poste. En 1999, la guerre du Kosovo éclate. Dans la presse occidentale, Miloševic qui avait été un partenaire pour la paix en 1995 est devenu le « boucher de Belgrade ». Au lendemain de la guerre, la société serbe reste bloquée sous les sanctions économiques et devient à nouveau persona non grata dans le monde occidental. Pour une partie de la jeunesse qui rêve d’accéder à l’Europe, l’avenir est sombre et la situation politique est devenue insoutenable. 

Otpor (« résistance » en serbe) naît en 1998 à l’initiative d’étudiants belgradois. Fortement inspiré par Gene Sharp et la théorie de la résistance non-violente exposée dans son manuel De la dictature à la démocratie, le mouvement est soutenu financièrement et logistiquement par des organisations gouvernementales et non gouvernementales étrangères, principalement américaines. De ce nombre, on souligne la forte implication du National Endowment for Democracy, de la Freedom House ou encore du philanthrope milliardaire George Soros, tous voués à la promotion de la démocratie et de la bonne gouvernance. « La stratégie de la nonviolence ce n’est pas du pacifisme, souligne Renéo Lukic, professeur d’histoire à l’Université Laval et auteur de L’Agonie yougoslave (1986-2003). Sharp s’est inspiré des mouvements de 1968 pour construire une stratégie de défense classique basée sur la résistance non-violente qui vise à déstabiliser le pouvoir et réduire la durée de l’occupation. » Les summer camps, qui enseignent cette stratégie de résistance, sont offerts par ces ONG internationales à Budapest et ailleurs, et ils attirent nombre de jeunes Serbes qui souhaitent un changement de régime. 

La révolution des Bulldozers 

Dans son manifeste, le jeune mouvement Otpor réclame le départ du chef d’État et le respect de la démocratie. L’ultimatum est fixé au 24 septembre 2000, date des élections présidentielles. « Il ne faut pas croire qu’Otpor n’émerge de rien, souligne Renéo Lukic, l’organisation appuie sa stratégie sur la présence d’une opposition politique réelle à Miloševic qui, elle aussi, sera soutenue par les organisations étrangères. » En effet, l’opposition choisit de faire front commun contre Miloševic en réunissant, sous la bannière de l’Opposition démocratique de Serbie, 18 partis d’opposition et un seul candidat pour lui faire face, Vojislav Koštunica. De leur côté, les ONG locales s’organisent en vue des élections en formant le Centre for Free Elections and Democracy (CESID), dont le rôle sera déterminant. 

En effet, le 26 septembre, deux jours après le scrutin, la commission électorale fédérale affirme qu’aucun candidat n’a obtenu la majorité et annonce la tenue d’un second tour. De son côté, l’opposition, appuyée par la CESID, proclame sa victoire avec 55 % des voix. C’est l’étincelle qu’il fallait pour attiser une révolution électorale. Les mineurs de la Kolubara, là où est extrait 60 % du charbon du pays, traditionnellement alliés au pouvoir socialiste, retournent leur veste et entament une grève politique. Des milliers de militants d’Otpor viennent les soutenir et défient les barrages policiers. Plusieurs manifestations ont lieu simultanément dans la capitale. Le 5 octobre, un flot continu de contestataires déferle dans les rues de Belgrade et confronte les forces de l’ordre. Parmi eux, Ljubivoje Djokic, alias Joe, qui, armé de son bulldozer, démolit l’entrée de la Radio-Télévision Serbie, l’outil de propagande le plus puissant du régime. La révolution des Bulldozers était née. Moins poétique certes que les révolutions de velours, de jasmin et autres tulipes, ce mouvement populaire allait redéfinir les moyens de renverser un régime autocratique. 

De nouveaux outils de communication 

Au moment des élections, grâce à un marketing politique efficace, à des slogans accrocheurs comme « Il est fini! » ou « Il est temps! » et un logo fortement inspiré d’une culture rock et anarchiste (le poing noir levé), Otpor rassemble plus de 70 000 membres déterminés à voir la fin du règne de Miloševic. Une part du succès de l’organisation est attribuable à l’essor des nouvelles technologies de communication comme les téléphones portables, les fax et les forums qui permettent de rassembler les militants rapidement et de diffuser à grande échelle des documents embarrassants pour le gouvernement, par exemple, la liste des collaborateurs de la police serbe. « La dimension des nouvelles technologies est essentielle, mais sans l’appui des organisations et de personnalités internationales comme Madeleine Albright, le processus aurait sans doute été plus lent », soutient Renéo Lukic. 

Après la victoire, Otpor deviendra une force politique marginale. « Ce type de mouvement de contestation a une forte capacité de mobilisation, mais ne propose pas de projet politique alternatif, c’est ce qui fait sa faiblesse », indique Boris Petric, anthropologue et chercheur au CNRS. Malgré tout, son modèle de révolution électorale sera exporté à l’Est. Les militants les plus impliqués d’Otpor soutiennent les mouvements pro-démocratie dans plusieurs ex-Républiques soviétiques comme la Géorgie, l’Ukraine et le Kirghizstan. « Dans les séminaires, les nouveaux militants apprennent que l’expérience commune de résistance peut leur permettre de franchir le mur créé par la peur », soutient M. Lukic. Les révolutions de couleurs seront organisées de la même façon qu’en Serbie : l’appui des forces de l’opposition par les élites transnationales, le soulèvement de la jeunesse grâce aux nouveaux moyens de communication et la présence de médias indépendants. Les mouvements étudiants Kmara en Géorgie en 2003, Pora! en Ukraine en 2004 et Kel-kel au Kirghizstan en 2005 auront raison de Chevardnadze, Ianoukovytch et Akaïev, respectivement. 

De la Serbie à l’Égypte 

En février dernier, sur la place Tahrir au Caire, le poing levé d’Otpor est apparu sur quelques drapeaux. Est-ce donc possible de lier les événements survenus en Serbie à ceux qui secouent le monde arabe depuis quelques mois? En 2009, certains fondateurs du Mouvement du 6 avril égyptien ont passé quelques jours à Belgrade avec d’ex-militants d’Otpor, devenu le Centre spécialisé dans l’action et la stratégie non-violente. En septembre dernier, Associated Press affirmait que plus de 15 000 jeunes volontaires égyptiens et partisans de Mohamed El Baradei s’étaient engagés à enseigner les principes de la résistance non-violente selon la méthode de Gene Sharp et à collecter des signatures pour la tenue d’élections libres. Mais pour Renéo Lukic, il n’y a que peu d’éléments communs à ces courants révolutionnaires. « La jeunesse et l’extraordinaire puissance des moyens de communication ont joué un rôle déterminant en Tunisie et en Égypte, mais je minimiserais l’apport des organisations étrangères. » Il ajoute que « d’autres éléments extrêmement importants ne doivent pas être oubliés dans l’analyse des mouvements qui secouent le Moyen-Orient comme la force de l’Islam et le mimétisme ». Pour Boris Petric, même si les mouvements sont loin d’être identiques, il est intéressant d’observer ces phénomènes d’une manière transnationale. « Différents flux traversent les espaces politiques que ce soit en ex-URSS ou au Moyen-Orient et ils viennent nourrir les acteurs locaux par la voie d’Internet ou d’ONG internationales », soutient-il. 

Si les grandes inégalités sociales et l’exaspération généralisée des jeunes sont génératrices de contestation, encore faut-il qu’il existe un espace pour qu’elle puisse s’exprimer. « Ce type de mouvement ne peut exister que s’il y a un minimum d’ouverture dans le pays que ce soit aux médias, au travail des ONG ou aux partis d’opposition, souligne-t-il. C’est paradoxal, mais ce sont les régimes qui montrent des signes d’ouverture qui sont confrontés aux mouvements révolutionnaires. » Même s’il croit qu’Internet est un extraordinaire outil d’ouverture, M. Petric ne croit pas qu’il s’agisse du principal élément à retenir de ces nouvelles révolutions. Il estime que cela « demeure un moyen technique que les citoyens doivent s’approprier pour organiser la mobilisation et créer un consensus populaire d’opposition. » 

Dix ans après la révolution des Bulldozers en Serbie, l’ancien parti de Miloševic détient toujours plusieurs sièges au Parlement serbe. Cependant, son influence est en constante diminution et l’entrée dans l’Union européenne est presque gagnée avec l’amorce récente d’un dialogue avec le Kosovo. En Ukraine, on parle de contrerévolution avec le retour de Ianoukovytch au pouvoir. En Tunisie et en Égypte, les militants craignent le vol de leur révolution par les anciennes élites. Le conflit libyen est loin d’être terminé, alors que Bahreïn, le Yémen et la Syrie s’enflamment. Seul le temps dira comment chacun réussira ou non sa révolution, et bien que les contextes politiques, économiques et sociaux soient bien différents entre l’Europe de l’Est et le Moyen-Orient, s’il ne fallait trouver qu’un seul point commun à tous ces mouvements, il faudrait sans doute choisir la force de la jeunesse. 

Véronique Labonté

Source : https://www.regardcritique.ca/article/la-revolution-serbe-mere-des-nouvelles-revolutions/

Image : Manifestants du mouvement Otpor dans les rues de Belgrade en novembre 1999.
Associated Press

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