L’histoire des Maures de la Casbah ressemble à une amnésie lacunaire. Les travaux des historiens sur ce sujet, sont insuffisants et tellement divergents, qu’on peut alléguer sans heurt, que cette histoire reste à faire. Ce qui suit n’a pas l’audace de prétendre combler cette faille, mais voudrait éveiller la curiosité, voir susciter un intérêt, sur cette communauté, dont l’influence culturelle (certains préféreront le terme plus actuel d’identité) demeure, à travers ses us et coutumes et sa vie domestique et sociale, encore vivace, dans quelques îlots de tenace résistance, entretenus par Ouled Lebled (comme ils aiment à se qualifier avec une certaine condescendance).
Les Maures de la Casbah (à ne pas confondre avec les Mores et les Morisques d’Espagne, encore moins avec les Maures Berbères de l’Antiquité), appelés ainsi par les occidentaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’étaient autres que des Berbères, des Arabes ou encore des Arabo-Berbères, citadins de vieille souche et des Andalous (Mudejares* et leurs descendants Morisques) arrivés par vagues successives, surtout depuis la chute de Grenade en 1492.
Les Maures formaient le 3ème palier dans la hiérarchie communautaire de la ville après les Ottomans (y compris les corsaires convertis ou non), et les khragla , bien qu’ils représentaient le groupe le plus important en nombre.
Composés des groupes différents cités plus haut, vivant en communauté de longue date, ils avaient fini par adopter un mode d’être homogène, à la faveur d’une évolution des relations et d’une juxtaposition réussie des diversités, même si un observateur averti, découvrira des spécificités propres à chaque division. Ainsi les Andalous, avaient conservé, dans certains domaines, leur personnalité et leur caractère propre, qui se combinèrent avec ceux des ottomans et de la société urbaine autochtone, fusion raffinée, des conquérants Arabes et citadins Berbères.
« Les Andalous avaient la prétention de constituer une race différente de celle des autres habitants et leur aspect extérieur était tel que tous les voyageurs occidentaux accordaient créances à leurs dires. En réalité c’étaient de vieux citadins, que des siècles de vie urbaine avaient poli, au point de leur donner un type ethnique particulier », indique P. BOYER dans son ouvrage, “la vie quotidienne à Alger”. Cette suffisance de la part des Andalous se manifestait particulièrement, à l’occasion des alliances matrimoniales. « Les filles des Andalous se mariaient avec répugnance à d’autres que des Andalous, à moins que des difficultés économiques, ne les aient obligeaient à se marier avec les Maures autochtones » rapporte Denise BRAHIMI, dans ses “Quelques jugements sur les Andalous dans les Régences Turques au XVIIIe S”.
La fatuité du Maure, même de condition sociale humble, était naturelle. Il ne se sentait aucune accointance avec les catégories sociales de statut inférieur, que ce soit le riche Berrani, le Noir Libre ayant fait fortune, encore moins le riche négociant juif ou le captif Chrétien.
En revanche, les alliances avec les Janissaires** étaient ambitionnées par les riches Hdar. Ainsi, loin de payer “sdaq” (la dot), que le mari verse, normalement à son épouse, c’était l’époux Janissaire, qui recevait des avantages et gratifications du futur beau-père Maure. Les Hdar, en s’alliant aux Ottomans, cherchaient leur protection et la possibilité d’utiliser leur influence, pour fortifier leur position. De ces unions de rapport gagnant / gagnant, naîtront les Kouloughli (Kragla), un groupe social hybride (voir 1ère partie).
Mais au contraire des désireux Kragla, (qui favoriseront naturellement l’apanage ottoman), les Maures, scrupuleusement ostracisés des sphères du pouvoir décisionnel, se défiaient des Ottomans et se tenaient forcément, loin des intrigues de palais, se contentant, bon gré mal gré, des seuls postes de responsabilités, autoritairement dévolus par les Ottomans, à l’égard des autochtones. Le Maure avait le statut envié de citadin (hdar), à l’opposé du Berrani, qui lui, demeurera à ses yeux, pendant encore quelques générations, qu’un vulgaire paysan mal dégrossi, même s’il habite depuis des années dans la Médina.
Chacune des catégories constituant cette société citadine, se consacrait à des activités préférentielles. Si les Ottomans et les Kouloughli offraient leur faveur à l’armée et au service public, les Maures de vieille souche, se partageaient entre les activités intellectuelles (enseignement, droit religieux dans ses différentes déclinaisons) et économiques, où ils formaient l’essentiel des commerçants de détail, boutiquiers et artisans (dinandiers, brodeurs, tailleurs, tisserands, bijoutiers horlogers, armuriers, tanneurs, charpentiers, cordonnier…). Certains, s’étaient lancés avec succès, dans le commerce en gros; d’autres, dans le négoce avec l’étranger, concurrençant quelquefois avec succès, les Juifs Livournais.
En matière d’instruction, « le peuple Maure, pris en général, avait peut-être, plus d’éducation que le peuple français. Presque tous les hommes savaient lire, écrire et un peu compter » écrivait Rozet, quelques années seulement après la conquête française. Pourtant à cette époque, une partie importante de la population Maure, représentant son élite intellectuelle et économique avait déjà fui la Casbah. Parmi ces exilés, outre les Ottomans, sommés de partir, conformément à l’acte de reddition, les plus nombreux à quitter la Casbah, étaient les descendants des Andalous/ Morisques, qui craignaient, à juste titre, qu’ils subissent tôt ou tard, le sort réservé à leurs ancêtres, par l’Inquisition espagnole, c’est-à-dire, la répression généralisée suivie de leur expulsion, après l’échec de l’assimilation culturelle et religieuse.
Les plus aisés des Maures habitaient de belles et grandes maisons à la Casbah ; certains possédaient également, des maisons de campagne estivales et des jardins extra muros, (El fahs), pour cultiver les fruits et légumes par leurs employés, car il fallait que le Maure soit bien pauvre, pour travailler la terre, risquant ainsi, de perdre ignominieusement son statut si envié de citadin (hdar).
Cependant, quel qu’était le statut social ou la fortune du Maure, il n’était pas à l’abri des vexations de la part des omnipotents Ottomans, voir des Kragla, gonflés d’un orgueil légitimé par leur paternité. Selon Venture de Paradis, ”les Maures, ne pouvaient pas, par exemple, porter des vêtements brodés d’or et d’argent. Le port des armes leur était également interdit.
En dépit de ces frictions intercommunautaires, la vie quotidienne du Maure avait un sort plus enviable que celui des autres communautés de couches sous-jacentes, notamment les BERRANI, qui feront l’objet de la 3 ème partie de cette série..
*Musulmans convertis autoritairement par décret royal en 1502 pour ce qui est des populations musulmanes du royaume de Castille, et en 1526, pour la conversion des habitants de la couronne d’Aragon.**
Le corps des janissaire de la régence d’Alger avait la particularité d’être ouvert exclusivement aux anatoliens, contrairement aux autres province de l’empire ottomans, où ils étaient issus du « devshirmé », voir même d’éléments autochtones. Ce monolithisme fera leur force grâce à leur esprit de corps qui les unissait. Les kragla, , ne seront pas épargnés par cet ostracisme, bien qu’il eussent pourtant des liens de sang avec eux; ils seront toujours considérés comme une race impure, et qu’il serait dégradant de les assimiler à la caste supérieure des « ioldachs » vrais turcs de souche, oublieux de leurs origine modeste, voire misérable.
A SUIVRE …
Farid Ghili