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Extrait revue 6 – El-âat’ba, le seuil dans la coutume algérienne

«La signification ésotérique du seuil provient de son rôle de passage entre l’extérieur (le profane) et l’intérieur (le sacré). Il symbolise à la fois la séparation et la possibilité d’une alliance.»(J.Gheerbrant, A. Chevalier, Dictionnaire des symboles)

Depuis toujours, le seuil représente symboliquement une limite sacrée, celle de l’intimité, de la maison et de la femme. De nombreux rites païens lui étaient associés pour apaiser les esprits censés l’habiter…Nous n’avons pas complètement perdu ce rapport traditionnel au seuil, et quelques habitudes anciennes perdurent encore.

En arabe, le seuil se dit «El-âataba»(العتبة) de la racine «âtb» (عتب)qui veut dire «franchir», «passer»,mais aussi «aspérité du sol dans laquelle on se heurte». En kabyle, c’est «amnar», un mot qui peut autant exprimer une idée positive (ouvrir, passer) que négative (séparer, boucher, faire obstacle). Cette ambivalence de sens correspond bien à la double fonction qu’a le seuil, une limite ouverte et close à la fois. Car il faut savoir respecter cette limite. Combien de crimes d’honneur ont eu lieu par le passé, lorsque ce seuil était franchi, sans autorisation, par des étrangers.

Le seuil est aussi parfois désigné par les mots «foum» (arabe) et «immi» (kabyle); la bouche car, tout comme la bouche, c’est par le seuil qu’entrent les bonnes ou les mauvaises choses. Puis, par glissement sémantique, le seuil, âat’ba, est devenu synonyme de la maison, la femme et l’épouse. A Kenadsa (Béchar), l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui nous apprend que la langue continue de qualifier indifféremment encore aujourd’hui la maison ou la femme, de «âat’ba mabrûka» (seuil béni) ou de «âat’ba mazghûba» (seuil damné). D’une femme qui désirait s’installer dans une maison -et donc se marier- on disait «tebghi l’âat’ba» (elle veut un seuil).

Lieu frappé d’interdits

Selon le professeur de lettres Mourad Yelles, le seuil marquait dans la culture citadine la limite physique et morale que ne devaient pas franchir trop souvent les «filles de bonnes familles», comme le rappellent ces vers de hawfi tlémcenien anonymes qu’il a traduits :

 Toi qui pousses dans la cour, ô frêne !

Ses racines sont de gingembre et ses feuilles vert-de-gris.

Ma mère m’a interdit de m’attarder sur le seuil de la maison.

Te raconterai-je, ô ma mère, ce qu’est l’amour entre voisins ?

 On se regarde dans les yeux et le cœur est en flamme

En effet, le seuil est un lieu où il ne faut pas séjourner trop longtemps par peur du qu’en-dira-t-on et pour préserver l’honneur des jeunes filles, et ceci est toujours mal vu même aujourd’hui. Mais le seuil est aussi frappé de plusieurs autres interdits. Selon les régions, on ne devait pas s’y tenir le soir, le vendredi et les jours de fêtes religieuses. Ne devaient pas s’y assoir les femmes qui allaitent, les enfants, la jeune femme jusqu’au 40e jour de son mariage, et les personnes malades. L’on attirerait la mort parce que c’est là que se font les lamentations funèbres. L’enfant s’y expose à la mendicité car c’est le lieu des mendiants. Occuper le seuil ferait aussi obstacle à l’entrée de la fortune. Plus généralement, ce lieu de transition était associé à toute situation de précarité «Yatim el-oum qaâed â’la el-âat’ba, yatim el-ab qaâed â’la el-rokba» (l’orphelin de mère est assis sur le seuil, l’orphelin de père assis sur ses genoux. Mais la croyance populaire considérait surtout le seuil comme le lieu de séjour de forces occultes et de génies. Mais qui sont-ils?

Kahina Oussaid – Chihani

Source image : Jules Gasson -ânier Devant Une Porte- XIXème Siècle

Références

-Desparmet J., Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, Revue africaine numéro 64, 1923.

La zenqa, espace entre le derb et l’extra hawma : le cas de la médina de Tlemcen (CRASC).

– L. Feraud, Mœurs et Coutumes kabyles, Revue africaine, 1862.

– Abderrahmane Moussaoui, Espace et sacré au Sahara : ksour et oasis du Sud-Ouest algérien.

Revue de l’histoire des colonies françaises (Tunisie) (vol.12), 1924.

– Yelles Mourad, Sorties, sortilèges de femmes,Inalco, Paris.

– Rachid Bellil, Les Oasis du Gourara.

– Edmond Doutté, Magie en Afrique du Nord.

– Marie Virolle-Souibès, Rituels algériens.

– A.M. Goichon, La Vie féminine au M’zab, Paris, 1931.

– Jean Servier, Les Portes de l’année.

– J.Gheerbrant, A. Chevalier, Dictionnaire des symboles, 1974.

– Mohamed Boughali, La Représentation de l’espace chez le Marocain illettré : mythes et tradition orale, Paris, Editions Anthropos, 1974.

– René Maunier, Mélanges de sociologie nord-africaine, Paris, Alcan, 1930.

– Camille Lacoste-Dujardin, Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie.

– Thérèse Rivière, Aurès, Algérie: 1935-1936, Les Editions de la MSH, 1987.

– Petronius. Satyricon, 30.

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