Chérifa n’a pas eu d’enfants, à son grand regret. Mais elle se soumet à la volonté divine et rend grâce à Dieu de lui avoir préservé sa santé, celle de son époux et celle de ses yeux. Une acuité visuelle dont elle a grandement besoin pour travailler la dentelle qu’elle produit à l’aide d’un fil de coton et d’une aiguille. Assise sur un petit tabouret, dans l’angle ensoleillé de son patio, durant les longues après-midi de printemps et d’été, Chérifa, penchée sur son ouvrage posé sur ses genoux crée de divines dentelles.
Flocons de neige que traversent l’air et la lumière…
Elle coud.
Prélude à la naissance de l’œuvre, un oreiller bourré de laine dure et compacte qui lui sert de support. Un papier sur lequel est calqué le motif est épinglé sur l’oreiller. Le reste est le fait de la magie des doigts de fée. En motifs géométriques généralement, parfois des motifs fleuris ou en reliefs, la chbika prend forme au gré des mains expertes de la dentellière.
Entre-deux, entrelacs, jours, festons, rosaces, croisillons, étoiles et soleils aux rayons multiples modulent les mouchoirs que chaque pochette, chaque sac de chaque citadine, se doit de contenir. Lors des danses féminines algéroises dites tzaâbil, les mouchoirs de chbika sont de rigueur. Cette danse citadine a pour caractéristiques une valse tourbillonnante des deux bras, le mouchoir virevoltant maintenu par la pointe du pouce et de l’index. Le mouchoir de chbika recueille les larmes que la jeune épousée verse au sortir de la maison de son père. Ce mouchoir est le premier jalon du trousseau que chaque mère prépare méticuleusement dès la naissance de ses filles jusqu’à leurs noces, en incluant la parure de drap, les chemisiers, les combinaisons et les chemises de nuit, y compris les barboteuses du bébé !
Sa vie durant et pour un modeste viatique, Chérifa œuvrera à la réalisation de toutes ces toilettes ; des nappes et napperons au linge de maison, de la lingerie aux oreillers et coussins d’apparat que l’on mettra sous les pieds de la mariée trônant le jour de ses épousailles, jusqu’aux rubans de dentelle festonnée pour ourler les étagères des armoires, Chérifa usera ses pupilles à tisser la plus fine, la plus légère, la plus aérienne des dentelles.
Lorsque Nora entra chez elle, pour transmettre un message de Houria, elle se dirigea tout naturellement vers l’angle du patio, à l’ombre des ramescences du jasmin, là où les fragments de soleil transpercent la ramée pour éclabousser les zelliges de mosaïques de lumière, auréolée des lourdes fragrances du galant de nuit, où officiait Chérifa depuis des siècles, dans la même position, dos voûté, genoux relevés, aiguilles en l’air, scrutant les entrelacs du mouchoir, figée pour l’éternité…
- Extrait choisi du recueil de nouvelles : Un Concert à Cherchell, de Nora Sari, Edition L’Harmattan