Pendant ce temps le coffre où étaient les deux enfants, balançait sur les vagues, au gré des courants et des vents. Or il y avait dans la ville un ménage de vieux pêcheurs, qui vivaient des poissons qu’ils ramenaient chaque jour. Ils étaient seuls. Ils avaient d’abord espéré avoir des enfants, mais depuis des années ils étaient résignés à n’en pas avoir.
Un jour que, comme à l’accoutumée, le pêcheur était sorti ramener la pitance de la journée, il sentit un poids énorme peser au bout de se ligne et il en fut tout heureux.
-« Ce poisson va certainement nous tenir plusieurs jours ou bien je vais le vendre au marché. »
Aussi sa déception fut elle grande de voir qu’au bout de sa ligne pendait un coffre énorme, que son poids imbibé d’eau rendait encore plus pesant. Il le rejeta dans la mer, mais le coffre revint une deuxième puis une troisième fois. Le pêcheur excédé, décida de le ramener avec lui faute de poissons :
« Ma femme peut-être trouvera à s’en servir. »
Arrivée chez lui il jeta le coffre à la vieille femme qui fut toute heureuse d’en hériter, car la pauvre chaumière était complètement démunie de mobilier. Elle se mit à frapper sur la serrure jusqu’à ce qu’il s’ouvrît.
Aussitôt une grande lumière en sortit, qui emplit les recoins les plus reculés de la sombre chaumière. Quand les pêcheurs furent revenus de leur éblouissement, ils virent au fond du coffre deux bébés dans les bras l’un de l’autre. C’était un garçon et une fille. Les rayons qui illuminaient la chaumière sortaient de leurs fronts. La vielles femmes se mit à pousser des youyous de joie ;
-« C’est Dieu qui nous envoi ces enfants pour remplacer ceux que nous n’avons jamais eus. »
Mais le pêcheur referma le couvercle.
-« A deux nous y arrivons déjà à peine… Et nous allons encore nous charger de deux bouches à nourrir ? Je vais rejeter ce coffre à la mer. »
-« Non, dit la vieille femme ; ces enfants sont encore tout jeunes, ils ne nous coûteront guère. De toute façon, c’est moi qui m’en occuperai. »
Le pêcheur se laissa convaincre. Ils appelèrent le garçon Aziz et la fille Aziza et continuèrent à vivre pauvrement du produit de leur pêche, comme ils avaient fait jusque-là. La vieille nourrissait les enfants du lait qu’elle se procurait chez les voisins. A mesure qu’ils grandissaient, il leur fallait plus de nourriture, mais le pêcheur ramenait assez de poissons pour tous ; il espérait d’autre part que le garçon l’aiderait bientôt. Pour le reste Aziz et Aziza prenaient les deux vieux pêcheurs pour leurs parents.
Quand ils furent grands, ils prirent l’habitude de sortir jouer avec les enfants de leur âge ; ils s’assemblaient sur la place qui était dominé par le palais, un jour qu’Aziz et Aziza y étaient, ils virent à la fenêtre d’une des pièces, le prince qui les regardait avec des yeux avides, parce que lui ne pouvait pas sortir jouer avec les autres enfants de la ville. Aziz l’appela de loin :
-« Veux-tu jouer avec nous ? »
-« J’aimerais bien, dit le prince, mais j’ai peur. »
-« De quoi ? dit Aziz. Il y a une porte derrière le palais, où il n’y a pas de garde. Passe par là. Nous jouerons un peu et, dés que nous aurons fini, tu rentreras. »
Le fils du roi finit par se laisser convaincre, tant il avait envie de jouer avec les enfants.
-« Nous jouons pour de l’argent, dit-il en arrivant. Combien avez-vous ? »
-« Nous n’avons qu’un louis, dit Aziz. »
-« Un louis ? Nous ne jouerons pas beaucoup, car j’aurais vite fait de vous le gagner. »
Ils commencèrent à jouer. Le fils du roi perdait chaque fois, parce qu’il n’avait pas l’habitude et qu’il était distrait : à chaque instant il regardait vers la grande porte du palais, pour voir si les gardes ne s’étaient pas mis à sa recherche. A la fin Aziz et Aziza lui gagnèrent tout son argent. Ils avaient amassé une grande quantité de Louis et s’en retournèrent à la maison tout fiers.
Le pêcheur et sa femme n’en croyaient pas leurs yeux. Ils furent d’abord soupçonneux ; ils se demandaient comment les enfants s’étaient procuré en une matinée une quantité d’or que le pêcheur n’aurait pu ramasser durant toute son existence. Quand ils apprirent que c’était en jouant avec le prince, ils eurent d’abord peur que le roi ne vînt réclamer la fortune perdue par son fils et, de surcroit, ne les fit jeter en prison. Mais le prince se garda bien de révéler sa déconvenue à qui que ce soit et, au bout de quelques semaines, les pêcheurs résolurent de profiter de la fortune que la providence leur avait envoyée.
Ils quittèrent leur misérable chaumière pour aller vivre dans une maison magnifique, qu’ils achetèrent dans le quartier le plus riche de la ville. Quand ils eurent rempli leur palais de meubles précieux, il leur restait encore assez d’argent pour vivre dans l’opulence, après avoir connu la misère toute leur vie
Du reste ils étaient tous les deux très vieux et le pêcheur ne pouvait même plus prendre sa ligne chaque matin comme il avait fait jusque-là. Il tomba bientôt malade, et, sentant qu’il était à la fin de son existence, il fit venir les enfants pour leur révéler qu’il n’était pas leur père, qu’ils les avait simplement trouvés dans un coffre qu’il avait repêché dans la mer.
-« Vous êtes nos vrais parents, dit Aziza ; vous nous avez élevés comme vos enfants. »
Peu après le pêcheur et sa femme moururent, usés par la vieillesse et les fatigues.
A SUIVRE…
Source : Contes Berbères de Kabylie – Mouloud Mammeri