Un homme vivait avec sa mère et ses sept sœurs. Quand vint le moment de le marier, on choisit pour lui, une fille de bonne famille, jolie et sage, une fille élevée dans la pudeur au point d’avoir honte de réclamer à manger; c’était l’usage dans ce milieu fermé : plutôt mourir d’inanition que d’exprimer publiquement ses envies.
Aux heures des repas, la mère, les filles et la bru s’installaient autour de la meida, l’homme mangeait à part, c’était la coutume. Les filles grignotaient, la mère touchait à peine aux mets puis se retirant de table, elles disaient en chœur :
– » Chbaâna ou chab’et katoussetna ma zalet ‘aroussetna » (Nous sommes repus et même notre chatte l’est, il ne reste plus que notre belle-fille.)
Rouge de honte, la belle fille se levait alors de table, sans avoir mangé.
Le même manège se répétait à chaque repas. La jeune femme maigrissait à vue d’œil au point d’inquiéter le mari qui alla demander conseil au moudabbar.
-« Ma femme, lui dit-il, maigrit sans être malade. Elle est devenue très triste, elle si souriante, si enjouée. Peux-tu me conseiller. »
-« Ce soir, à l’heure du thé, sors par surprise un coq déplumé et observe. Tu m’en fera le rapport et je te conseillerai efficacement. »
-« C’est chose facile, ce sera fait ! «
Le soir même, dans le salon où on servit le thé pour la soirée, l’homme sortit de son burnous, un coq déplumé. La bête effrayée, se mit à courir et à sauter dans tous les sens en poussant des cris aigus. Tout le monde se mit à rire du spectacle sauf la bru qui garda un visage fermé comme si elle ne voyait rien.
Le lendemain quand le mari fit son rapport au moudabbar, ce dernier lui dit:
-« Ta femme a faim, elle ne mange pas assez! «
-« Comment cela ? Ma maison ne manque de rien et tu le sais ! Je n’ai jamais privé ma femme de nourriture. »
-« Fais donc cette autre expérience et viens me retrouver. Ce soir demande un bon couscous garni pour le dîner et quand ta femme posera la table devant toi, garde-la auprès de toi et demande-lui de partager avec toi, le met. »
Quand la jeune femme servit son mari, celui-ci l’invita à s’asseoir et l’obligea à dîner avec lui. Elle protesta d’abord, craignant sa belle-mère et ses slifettes*, puis devant l’insistance de son époux, elle s’assit et mangea goulûment jusqu’à satiété. Bien repue, elle se mit à rire sans raison, d’un rire qui agita tout son corps et qui intrigua le mari :
– » Qu’as-tu à rire ainsi, lui demanda-t-il ? «
-« Dahekni sardouk elbareh ! (le coq d’hier m’amuse), lui dit-elle. »
Le mari se mit alors à observer le rituel des repas. Il comprit le stratagème de sa mère et de ses sœurs. Depuis, il exigea que sa femme partageât ses repas dans l’intimité de leur tête à tête au grand dam de ma belle-mère et des slifettes.
La belle-fille quant à elle, retrouva toute sa fraîcheur, toute sa beauté et surtout sa bonne humeur.
Source : Contes du terroir algériens – Editions Dalimens.
Illustration : Léon Carré
*Slifettes : Belles-sœurs