Une petite réunion, pour de grandes décisions. Cest ce que l´on peut dire de la rencontre du groupe des 22, tenue en catimini et en clandestinité, en juin 1954 à Clos-Salembier, sur les hauteurs d´Alger, et qui allait changer le sort de tout un peuple.
En effet, après moult péripéties, le mouvement national était arrivé à l´impasse. Alors que Messali réclamait les pleins pouvoirs, et que les centralistes du comité central louvoyaient, de nouvelles forces, qui avaient fait leurs classes au sein du PPA-MTld et de l´Organisation spéciale (OS), apparurent qui réclamaient le passage à la lutte armée, seule voie à leurs yeux, pour arracher l´indépendance.
C´est la villa de Lyès Derriche, sise à Clos-Salembier (actuel El Madania) qui sera le siège de cette petite rencontre et qui sera considérée comme une étape importante dans la vie du Mouvement national algérien. Rien ne la prédestinait à abriter en juin 1954, une réunion cruciale pour le devenir de l´Algérie, puisqu´elle avalisa la création du Comité révolutionnaire d´unité et d´action (CRUA). Et ce fut à la demande de Didouche Mourad que Lyès Derriche accueillit dans sa maison, nouvellement construite, les 21 acteurs, en plus de l´hôte lui-même. Comme il fallait être discret et ne pas éveiller les soupçons des agents des renseignements généraux, Lyès Derriche trouva le prétexte d´organiser une petite réception à l´occasion de l´inauguration de sa nouvelle demeure, histoire de pendre la crémaillère.
Le coup de filet qui avait été opéré au début des années cinquante dans les rangs de l´OS et l´infiltration des structures du mouvement national par les services obligeaient à redoubler de vigilance. Les invités ne devaient pas arriver en groupe, pour ne pas attirer l´attention, mais l´un après l´autre. Et cette petite rencontre conviviale se transforma en véritable congrès. Il y avait là les principaux dirigeants de la révolution: Mustapha Ben Boulaïd, Mohamed Boudiaf, Didouche Mourad, Larbi Ben M´hidi, Rabah Bitat, et leurs compagnons. Après la création du CRUA, en mars en 1954, cette réunion des 22, en juin constituait une étape décisive, en consacrant le principe de la lutte armée, mais aussi en dotant la révolution de ses instances et de ses structures. Le temps n´était plus aux palabres. Il fallait donc passer à l´action. La révolution allait se donner le moyen d´atteindre ses objectifs. Le colonialisme avait fait la preuve qu´il ne tenait pas ses promesses, surtout après la répression sanglante du 8 mai 1945, dans laquelle 45.000 Algériens furent tués, malgré la participation des soldats maghrébins à la libération de la France dans la guerre contre l´Allemagne hitlérienne.
Côté structures, les participants arrêtèrent le principe d´organiser la lutte armée en divisant le territoire national en cinq circonscriptions qui devinrent les cinq wilayas : c´étaient les wilayas d´Alger, de Constantine, d´Oran, des Aurès, et de la Kabylie, qui furent placées sous les responsabilités respectives de Rabah Bitat, Didouche Mourad, Larbi Ben M´hidi, Mustapha Ben Boulaïd et Krim Belkacem. Ce dernier n´était pas présent à la réunion des 22, à Clos-Salembier. Il fallait donc prendre contact avec lui, d´autant plus que le maquis de la Kabylie était déjà structuré et qu´il possédait des armes. Dès qu´il fut informé, celui qu´on a surnommé le Lion du Djebel donna son accord sans hésiter et, aidé de son adjoint Amar Ouamrane, mit ses armes et ses hommes au service de la révolution. L´heure n´était plus aux tergiversations. A ce premier groupe de dirigeants, il fallait aussi adjoindre ceux de la délégation à l´étranger : Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider. Quant à Mohamed Boudiaf, dernier chef de l´OS, il était chargé d´assurer la coordination. Il y avait donc neuf chefs de la révolution, considérés comme les historiques.
D´autres modalités furent arrêtées, comme le financement de la lutte, l´approvisionnement en armes et munitions, et les méthodes de travail. Pour ce dernier point, il fut décidé de reprendre la structuration pyramidale qui sied le mieux à la guerre de guérilla et qui permet de réduire les effets de l´infiltration et du travail psychologique et d´information des services de renseignement coloniaux. Une autre réunion, tenue au mois d´octobre, transformera le CRUA en Front de libération nationale, avec son aile militaire l´Armée de libération nationale. On avait opté pour l´idée de front pour pouvoir rassembler tous les Algériens, sans exception.
Ce n´était donc pas un parti politique de plus, et qui viendrait s´ajouter à ceux existants, mais un large rassemblement ouvert à toutes les sensibilités et que reliait entre elles le combat pour la libération du pays. Les militants des autres partis, et ceux du mouvement associatif, étaient invités à rallier le FLN, mais à titre individuel. Les divergences politiques ou idéologiques étaient mises de côté pour ne plus retenir qu´un seul critère: celui de la lutte pour l´indépendance. Et c´est un fait que le passage à la lutte armée devait gommer les clivages et cimenter les rangs. Et c´est un fait. Toutes les forces nationalistes, quelle que soit leur obédience idéologique, ont rejoint, à titre individuel, soit les maquis soit les réseaux de soutien à la révolution.
La biographie des 9 chefs historiques fera ressortir leurs qualités acquises dans les différents activités et missions qu´ils eurent à assumer au sein du mouvement national. Ils jouèrent tous, à un niveau ou un autre, un rôle important dans la préparation du Premier Novembre.
Mohamed Boudiaf est né le 23 juin 1919 à Ouled Madi (wilaya de M´sila). En 1942, il travaille comme commis aux écritures au service des contributions à Jijel. Il adhère, dès sa prime jeunesse, au Parti du peuple algérien (PPA) et rejoint l´Organisation secrète dont il deviendra le chef. C´est à ce titre qu´il sera jugé par contumace en 1950 et qu´il partira pour la France, où il devient un membre actif du Mtld.
De retour en Algérie, il sera l´un des principaux organisateurs du CRUA. Mostefa Ben Boulaïd est né le 5 février 1917 à Afrih, près d´Arris, au cœur des Aurès. Mobilisé en 1939, il se fera remarquer par son courage durant la campagne d´Italie. Après le retour à la vie civile, il obtiendra une licence pour exploiter une ligne de cars Batna-Arris, adhère au PPA, et se fera élire sur la liste PPA-MTLD. Mais l´administration coloniale annule son élection au profit du cadi Abdelkader. Membre de l´OS depuis sa fondation, en 1946,il sera également l´un des fondateurs du CRUA. Rabah Bitat est né le 19 décembre 1925 à Aïn El Karma (Constantine). Il fera ses classes au sein du PPA et sera l´un des membres actifs du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Il sera condamné par contumace à une peine de dix ans de prison à la suite de l´attaque de la poste d´Oran pour financer les activités de l´OS, organisation créée par Mohamed Belouizdad et dont il était l´un des militants en vue.
Larbi Ben M´hidi est né en 1923 près d´Aïn M´lila (Constantine). Il commence son activité militante au sein des Amis du manifeste fondé par Ferhat Abbas. Mais il quittera ce parti qui regroupe les couches moyennes et des élites citadines de l´époque et participe aux manifestations du 8 mai 1845. Arrêté et incarcéré à Constantine, il adhérera après sa libération au MTLD et à l´OS. Lorsque l´OS est démantelée en 1950, Ben M´hidi échappe à l´arrestation, et sera lui aussi condamné par contumace à 10 ans de prison. Didouche Mourad est né le 15 juillet 1927 à Alger. Après des études entamées à Alger et achevées à Constantine, il est employé aux chemins de fer. C´est au sein du Mouvement des scouts algériens que sa sensibilité de militant s´aiguisera. Il participera même à la création d´un club sportif d´Alger (le Rama).
Sa part d´héritage servira à alimenter les caisses du CRUA. Très tôt, c´est-à-dire dès 1943, il adhérera au PPA, puis participera aux manifestations du 8 mai 1945, avant de rejoindre l´OS. On raconte qu´arrêté au cours d´une réunion du MTLD, il réussira à fausser compagnie aux inspecteurs de police qui le menaient au commissariat. Après avoir renforcé les structures du MTLD à Oran au début des années cinquante, il sera envoyé auprès de l´émigration en France où il se distinguera par un travail d´agitation remarquable.
Krim Belkacem est né au douar Aït Yahia, près de Draâ El-Mizan. La Seconde Guerre mondiale le verra s´engager aux côtés de la France contre les armées de l´Allemagne hitlérienne. Puis il adhère au PPA, et au début de l´année 1946, il crée de nombreuses cellules du MTLD, nouvellement créé, dans les douars environnants de Draâ El-Mizan. Grâce à son militantisme, il arrive à rallier la population à sa cause et présente de nombreux candidats MTLD aux élections de 1946 ; mais le scrutin sera truqué et les autorités coloniales le condamnent par contumace aux travaux forcés. Désigné comme responsable du MTLD pour toute la région de la Kabylie, il rencontre à Alger, en juin 1954, Ben Boulaïd, puis Boudiaf et Didouche qui lui demandent de quitter Messali et de se joindre à eux au sein du CRUA. Aït Ahmed lui est né le 20 août 1926 à Aïn El Hammam, en Grande Kabylie. Fils de caïd, il militera au sein du PPA-MTLD et assumera de grandes responsabilités à la tête de l´OS, où il prépare activement la lutte armée. Mais il perdra son poste en 1949 lorsque se posera ce qu´on appellera la question berbère et de la démocratie au sein du PPA-MTLD. Il adoptera, pourtant, une attitude modérée pour préserver l´unité des rangs. Ahmed Ben Bella est né le 25 décembre 1916 à Maghnia. Après des études secondaires à Tlemcen, il effectua son service militaire en 1937. Marqué par les événements du 8 mai 1945, il adhère au PPA-MTLD et se fait élire conseiller municipal de sa ville. Responsable de l´Organisation spéciale (OS), il participe à l´attaque de la poste d´Oran en 1949, en compagnie de Hocine Aït Ahmed et de Rabah Bitat. Il sera arrêté en 1950 et condamné à 7 ans de prison, d´où il s´évade pour rejoindre le Caire.
Quant à Mohamed Khider, il a répondu présent à tous les rendez-vous du nationalisme algérien. Né à Biskra en 1912, cet autodidacte a, d´abord, travaillé dans une fabrique de tabac avant de rejoindre le PPA puis le PPA-MTLD en 1946. Il passera une grande partie de sa vie dans les geôles coloniales, puisqu´il sera incarcéré en 1939, puis après les événements de mai 1945. Il participe à la rédaction du journal Algérie Libre avant de se faire élire député d´Alger sur les listes du MTLD, dont il devient le chef de la représentation à l´étranger.
Tels sont, succinctement, les portraits des neufs chefs historiques désignés à la réunion des 22 en ce 24 juin 1954. Certains sont présents à la réunion, comme Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Ben M´hidi, Bitat d´autres sont absents, comme Krim, Ben Bella, Aït Ahmed, Khider, mais tous assumeront leur rôle devant l´Histoire. C´est cette poignée d´hommes, tous à la fleur de l´âge, aguerris, formés aux conditions de la lutte clandestine et de la résistance, habitués à la répression, aux mensonges et aux louvoiements de la puissance coloniale, mais aussi fatigués par les divisions au sein du PPA-MTLD, qui vont prendre les seules décisions qui s´imposent, celles qui vont permettre de libérer la patrie du joug colonial, mais aussi de changer la face du monde. Après cette rencontre des 22 à Clos-Salembier, il y en aura une autre en octobre, qui avalise la création du FLN et fixera la date du déclenchement de la lutte armée au 1er Novembre 1954. L´histoire retiendra son souffle.
Par Ahmed BEN-ALAM – In L’Expression du mardi 26 Octobre 2004