Les nouveaux occupants du pays voulurent « prendre » la plus belle mosquée de la ville. Le 18 décembre 1831, Ketchaoua sera « arrachée » aux musulmans par la force et dans la violence.
Tout a commencé par Savary, le duc de Rovigo, fraichement nommé commandant en chef du corps d’occupation d’Afrique. Ce dernier, comme l’écrit entre autre Charles-André Julien, avait le mépris de la vie humaine et la certitude que l’autorité ne peut être efficace si elle ne s’appuie sur des démonstrations de force.
Rovigo, donc, décide de réquisitionner une mosquée au profit du culte catholique. Et quelle mosquée ! Il voulait Ketchaoua, la plus belle et la plus importante de la ville.
Pour légitimer son choix, il constitue une commission, présidée par le savant Berbrugger. Cette commission compte des muftis et deux notables d’Alger, dont Bouderba.
Les séances se passent dans l’agitation et pour cause, les Algériens brandissent le traité de capitulation du 4 juillet 1830 et plus précisément, son cinquième paragraphe qui stipule que «l’exercice de la religion mahométane restera libre », ce qui, dans une certaine mesure, garantie aux musulmans le maintien de leurs lieux de culte.
Face au refus des Algériens, Rivigo entre dans une colère noire. Le fils de l’interprète, qui mena les pourparlers au nom du gouverneur et qui se trouve être un grand admirateur de Rovigo, décrit sa réaction ainsi : « il voulait tout briser, faire arrêter les muphtis, entrer de vive force dans la mosquée et faire couper le cou à tous ceux qui s’opposeraient à l’exécution de sa volonté ».
Le baron Pichon, aussi récemment nommé intendant civil- connu pour être honnête et ennemi des abus- propose de renoncer à la réquisition de Ketchaoua et d’élever plutôt une église paroissiale à leur frais. Mais les deux hommes si différents et qui ne seront jamais d’accord sur la moindre opinion, ne le sont pas plus pour cette mosquée.
Ainsi, à la dernière séance de la commission, on compte plus de dix mille manifestants groupés devant le palais du gouvernement. L’agitation est si grande, qu’on craint une émeute, voire un soulèvement de la population d’Alger.
Bouderba, de son côté, réussi à obtenir l’apposition des cachets des muftis sur un acte de cession de la mosquée de la Pêcherie, El Djamâa El Djedid, de rite hanafite, qui est envahi par des masures et une grande voûte. Mais Rovigo refuse et entre, une fois de plus, dans une violente colère : « On vous a donné la mosquée la plus mal placée et la moins vénérée de la ville. Je n’en veux pas ! Je veux la plus belle ! Nous sommes les maîtres, les vainqueurs ! Je ne veux pas prêter à rire. »
L’intendant lui fait remarquer que c’est plus important de respecter un traité et qu’il vaut mieux ériger une église à leurs frais. Mais Rovigo maintient son choix de prendre Ketchaoua plutôt que la Pêcherie. Le 17 décembre 1831, apprenant qu’un cheikh de la confrérie Taïbiya tente d’ameuter la population, le duc ordonne d’occuper la mosquée le lendemain, précisant que « la croix et l’étendard de France seront fixés au minaret et salués par des batteries de terre et de mer.»
Le lendemain donc, en présence des muftis et des cadis, il sera procédé à la réquisition de Ketcahaoua, mais non sans heurts. Pharaon Florian raconte les faits tels qu’ils se sont produits :
« Une compagnie du 4e de ligne était placée à l’entrée de la rue du Vinaigre, et une demi-batterie de campagne occupait la place du Soudan. Quatre mille musulmans environ étaient enfermés dans la mosquée dont les portes étaient barricadées. On fit les sommations légales, puis une escouade de sapeurs du génie se mit en mesure de faire sauter les gonds de la porte. Aux premiers coups de hache, les rebelles se décidèrent à ouvrir et une immense rumeur sortit de la mosquée. Mon père, (l’interprète de Rovigo, Joanny Pharaon), M. Balensi (l’interprète de Pichon) et Sidi Bou-Derba montèrent les marches du portail, mais immédiatement éclatèrent quelques coups de feu, et une bousculade formidable vint renverser les membres de la commission et les ulémas. La troupe croisa la baïonnette et refoula les musulmans dans la mosquée. La panique se saisit d’eux et ils s’enfuirent par une issue qui donnait du côté de la rue du Vinaigre. On trouva dans la mosquée plusieurs hommes à moitié étouffés et quelques autres blessés dans la tentative de sortie. La prise de possession étaient faite. Les membres de la commission avaient seuls été quelque peu meurtris. Le duc de Rovigo fit camper dans la mosquée une compagnie d’infanterie et porta à l’ordre du jour de l’armée tous les membres de la commission En outre, MM. Berbrugger, Balensi, Bou-Derba furent l’objet d’une proposition pour la Légion d’honneur.»
Comme l’écrit Charles-André Julien, ce sera là la première manifestation officielle du christianisme en Algérie, par la volonté de Rovigo et en totale violation des engagements de Bourmont.
Aucune protestation catholique ne s’élèvera contre cet acte. Mieux encore, le pape en sera satisfait et enverra l’ordre de saint Grégoire-le-Grand aux artisans de l’occupation de Ketchaoua.
Désormais et durant toute l’occupation française en Algérie, Ketchaoua sera la cathédrale Saint Philippe. Elle sera inaugurée le jour de Noël 1832 et la messe y sera dite par l’abbé Collin, préfet apostolique de la Régence.
Zineb Merzouk
Sources :
- Charles-André Julien : « Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871) ». Casbah Editions, Alger, 2005
- Nabila Oulebsir : « Les usages du patrimoine. Monument, musées et politique coloniale en Algérie (1830-1930) », Edition de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2004.
- Mahfoud Kaddache : « L’Algérie des Algériens, de la préhistoire à 1954 ». Edif 2000/Paris Méditerranée, 2003.
- « Conversion des lieux de culte à Alger du XVIIIème au XXème siècle. Cas de la mosquée/ cathédrale Ketchaoua », par Samir Nedjari, Université Paris I Panthéon- Sorbonne – Master recherche patrimoine et conservation- restauration 2012
- Illustration : La mosquée Ketchaoua avant sa conversion en 1832, d’Après une lithographie de Lessore et Wyld. Source : MARÇAIS Georges, Manuel d’art musulman : L’Architecture (Tunisie, Algérie, Maroc, Espagne, Sicile), Vol VII, Ed Picard, Paris, 1926-1927.
4 commentaires
Salam aleykom,
Très intéressant ! Merci pour cet article ! Une question : elle est redevenue mosquée dès l’indépendance ou un peu avant ? 🙂
« Dans la foulée des festivités de l’indépendance en Algérie à l’été 1962, et pendant une période qui a connu beaucoup de rebondissement sur tout le territoire algérien et essentiellement à Alger, la reconversion de la mosquée Ketchaoua passe presque inaperçue au regard des événements majeurs qu’a connu la capitale en cette période.
Ainsi, je n’ai pas été en mesure de déterminer la date exacte de la reconversion, mais on peut affirmer que la reconversion de la cathédrale Saint-Philippe en mosquée s’est déroulée entre juillet 1962 et le mois de décembre de la même année, durant lequel l’église du Sacré-Coeur fut élevée au rang de cathédrale de la ville d’Alger. »
Je me permets de renvoyer à cette article pour la réponse à vos question: https://texturesdutemps.hypotheses.org/3050?fbclid=IwAR1yox7QB-8zbjK-qvJV2gE0gIRmb6N3C6WfZpdteM_Nn9SpUItXiORU6JY
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