Babzman
Image default
Accueil » Cela s’est passé un 13 juillet 1999, promulgation de la loi sur la concorde civile
Date du jour

Cela s’est passé un 13 juillet 1999, promulgation de la loi sur la concorde civile

di La concorde civile en Algérie. Entre mémoire et histoire

Avant le projet de concorde civile de l’actuel président, son prédécesseur, Liamine Zeroual, avait déjà initié une politique dite de la rahma (clémence). Son échec a fait reconsidérer la donne, d’abord au niveau sémantique. On a parlé de clémence, de pardon, de réconciliation, d’amnistie avant d’adopter la formule de concorde civile. Au-delà des mots, ces multiples vocables signalent le malaise face à une situation compliquée et complexe. Pour les initiateurs du nouveau projet baptisé « concorde civile », ce jeu sémantique vise à ménager les susceptibilités et faire admettre une disposition politique. Remarquons toutefois que l’on est passé d’une démarche à connotation religieuse (la rahma) à une autre, franchement politique (la concorde civile).  Si la rahma (clémence) suppose magnanimité et générosité de la part de celui qui pardonne, la concorde, quant à elle, signifie tout simplement « une entente entre les personnes ». C’est l’expression la moins chargée mais en même temps la plus floue.

Ce qui a été appelé concorde civile est une politique non pas de réconciliation nationale, mais une politique de rétablissement de l’ordre. D’ailleurs, à regarder de près, les termes mêmes de concorde civile paraissent non appropriés. Plutôt que de concorde civile, il s’agit d’une entente politique entre deux principaux acteurs politiques (le pouvoir et son opposition armée) qui tentent de négocier une sortie de la crise dans laquelle ils se sont enlisés depuis une dizaine d’années. Un intitulé comme celui de « concorde nationale » ou « réconciliation nationale » aurait signifié plus clairement la dimension politique du problème. L’expression « concorde civile » le vide de ce contenu et érige le pouvoir en arbitre entre des factions de citoyens. Des prétendants politiques sont alors rabaissés et traités comme de pitoyables fauteurs de troubles. Malgré cette obsession du régime à vouloir jouer l’arbitre dans un conflit qu’il s’obstine à présenter comme une affaire entre civils, les uns et les autres lui reprochent précisément et paradoxalement son omission de la dimension civile de ce conflit.

Depuis l’élection de l’actuel président, la prise en charge du dossier de la trêve observée par l’AIS, depuis octobre 1987, a connu une accélération et un infléchissement. Présentée au début comme une trêve unilatérale, celle-ci s’est révélée être le fruit d’une négociation dont les termes demeurent toujours secrets. En contrepartie de leur acceptation de déposer définitivement les armes, les membres de l’AIS et ceux qui se sont alignés sur leur décision bénéficient de compensations et d’une amnistie totale. Un décret de grâce amnistiante est signé au profit de tous les membres de l’AIS et des groupes armés qui les ont rejoints. Les faveurs accordées par ce décret sont estimées démesurées ; elles scandalisent une partie de la population, notamment parmi les familles des victimes du terrorisme. Pour ménager les parties hostiles à cette politique, le discours officiel change de ton pour présenter l’opération comme une reddition sans conditions, fruit d’une politique de rigueur et d’intransigeance de l’État. Sur le terrain, elle apparaît plutôt comme l’expression d’une reconnaissance de la justesse du combat de l’opposition armée.

D’abord au niveau symbolique, présentés la veille comme des bandits dont la tête a été mise à prix, les émirs et leurs émules sont qualifiés aujourd’hui par le premier promoteur de la concorde civile, de « braves et dignes enfants de l’Algérie ». Sur le plan matériel, l’attribution de logements à certains « repentis » et l’octroi d’emplois à d’autres sont autant d’avantages matériels dont l’écrasante majorité de la jeunesse est terriblement privée. Dans de telles conditions, pareils égards sont estimés démesurés et paraissent indécents. Ils finissent même par donner sens à l’insurrection et à la désobéissance. Le régime est passé d’un discours de criminalisation de son opposition armée et de banalisation de sa force de frappe (quelques milliers) à un discours et une pratique de victimisation et de glorification de certains d’entre eux. Au lieu de les combattre, le pouvoir préconise désormais de les indemniser et de leur pardonner. Ces pratiques et ces discours contradictoires brouillent l’observateur et dénature le sens même de l’initiative.

Le commun des citoyens d’abord charmé par le discours d’un président qui, depuis son élection en avril 1999, annonce la fin prochaine du terrorisme, a fini par déchanter. En effet, adopter une démarche de réconciliation à un moment où la situation semble être largement en défaveur des groupes islamistes armés est incompréhensible aux yeux d’une partie de la population. L’appréciation officielle paraît en décalage avec une réalité qui, depuis quelques années, a sensiblement changé. La politique sécuritaire menée depuis plus de six années par le régime, malgré ses imperfections, a fini par modifier à son avantage les données du problème. En dépit des coups que peuvent encore lui porter les GIA, le régime n’est plus en danger de disparition. Acculées dans un passé récent à se défendre, les forces de l’ordre mènent depuis quelque temps les offensives.

Les différents groupes (GLD, patriotes, etc.) qui ont pris les armes pour se défendre ont réussi à disputer aux groupes islamistes armés leur monopole de la terreur. Issus du même terroir, les membres des Groupes légitimes de défense (GLD) se réclament de la même bravoure et de la même éthique de défense de l’honneur que leurs adversaires. Ils n’hésitent pas non plus à user des mêmes méthodes. Traqués par le pouvoir et par ceux qui connaissent leurs ressources, les membres des groupes armés se sont trouvés obligés de se retourner contre ceux qui les soutenaient hier et qui ne le font plus aujourd’hui parce que justement contrôlés par ces nouveaux groupes dits GLD. Cette fermeté de l’État face aux coups de boutoir de son opposition armée a contribué à une rupture du pacte entre les GIA et leurs propres soutiens parmi la population civile. En effet, l’enfermement progressif dans lequel se sont trouvés les GIA va les pousser à exiger de leurs soutiens davantage d’engagement. Déçus par leur tiédeur, ils prononceront des fatwa pour dénoncer tous ceux qui refusent de choisir clairement leur camp, en passant de l’assistance logistique à la participation directe au combat.

Cette rupture du pacte est due essentiellement à l’enfermement dans lequel se sont trouvés les membres des groupes armés. « Ce qui peut arriver de pire à un hors-la-loi c’est d’être coupé de ses sources de ravitaillement, car alors il est vraiment obligé de voler ses frères ; il devient dès lors un criminel que l’on peut dénoncer », écrivait Eric J. Hobsbawm. Beaucoup, parmi ceux qui ont continué à soutenir matériellement les rebelles, ne l’ont plus fait que forcés. De peur d’être obligés de tout donner, ils préfèrent encore la solution du partage. Intervenant dans un tel contexte et proposant des mesures estimées trop généreuses par certains ; et insuffisantes par d’autres, cette politique suscite beaucoup de protestations. Dans le souci de ménager les uns et les autres, les déclarations du premier responsable du pays deviennent inconséquentes et les discours en contradiction avec la pratique. Cet exercice de funambule transparaît dans le texte même de la loi.

La concorde civile : entre le droit et la politique

La loi dite de « concorde civile » adoptée par le Parlement a remporté une adhésion massive lors du référendum. Présentée comme une solution unique et inédite pour une issue de la crise, elle est dans une large mesure une version remaniée de la loi dite de la rahma (clémence) promulguée sous la présidence de Liamine Zeroual. Sans aucune référence à un quelconque accord politique préalable, la loi dite de « concorde civile » est en réalité un dispositif technique visant à réhabiliter la souveraineté de l’État. Elle s’adresse à des terroristes à qui elle propose l’allègement des peines pénales, et la remise sous certaines conditions de la sanction. Son but est le rétablissement de la sécurité comme le précise son premier article. Le texte de loi prévoit trois régimes distincts :

  1. L’exonération de poursuites pénales, lorsque l’infraction commise n’a pas entraîné mort d’homme ou infirmité permanente, à l’exclusion du viol et de l’usage d’explosifs dans les lieux publics (articles 3 et 4).
  2. La mise sous probation qui peut durer de trois à dix ans au maximum à l’exclusion de ceux qui ont commis des massacres collectifs ou utilisé des explosifs dans les lieux publics (articles 8).
  3. L’atténuation des peines (articles 27 à 29).

Comme le sous-entend l’expression « concorde civile », l’État, se mettant au-dessus de la mêlée, revendique son rôle d’arbitre entre des civils qui se font violence. Les qualificatifs utilisés pour désigner cette violence sont également choisis dans le même esprit. Aux expressions violence politique, action armée ou actes subversifs le texte préfère « actions de terrorisme et de subversion » et « activités criminelles ».

L’AIS qui observe une trêve depuis le 1er octobre 1997 bénéficie d’un autre régime réglementé par un décret présidentiel portant grâce amnistiante. Ses membres, tout comme ceux des autres organisations qui ont rejoint la trêve, jouissent d’un statut spécial. Ils « sont exonérés des poursuites » et jouissent « de la plénitude de leurs droits civiques ». Ce court décret de quatre articles est venu spécialement répondre aux protestations et aux inquiétudes des signataires de la trêve et de leurs partisans. Signé le 10 janvier, ce décret de « grâce amnistiante » marque la clôture définitive du dossier de l’AIS avant l’expiration du délai de six mois (du 13 juillet 1999 au 13 janvier 2000) que laisse la loi aux éventuels candidats à la reddition. Annoncé par un communiqué de la présidence, le texte du décret est précédé par un préambule précisant, en substance, que l’État ayant remporté la bataille militaire octroie, par générosité, et clairvoyance politique son pardon aux protagonistes. Ce préambule est révélateur du double langage qui a accompagné cette initiative dont chacune des mesures est caractérisée par une constante ambiguïté.

Ce discours insistant sur la prépondérance de l’État est connu. Il a accompagné la politique de la rahma à l’époque du président Zeroual. Seulement, à cette époque, le pouvoir parlait de « terrorisme résiduel » et se devait donc de présenter ses démarches dans le traitement de l’opposition armée comme de la bienveillance. C’est le fort qui pardonne car la rahma est consentie envers l’égaré qui accepte le repentir. En arabe, on parle de tawba qui signifie, précisément, retour au droit chemin de l’égaré. Depuis, les données ont changé. Le discours du pouvoir actuellement en place reconnaît (timidement certes) à l’adversaire le statut d’opposant politique et partant la justesse de son combat. De manière implicite, il reconnaît également l’incapacité de l’État à en venir à bout avec la seule arme militaire. Ce qui rend absconse pour les uns et irritante pour les autres cette obsession du pouvoir à faire dans la condescendance.

La politique de la concorde

Dans ses grandes lignes, cette loi semble avoir été inspirée par l’expérience sud-africaine en la matière. Cependant, en y regardant de plus près, si inspiration il y a, elle est réduite à quelques aspects techniques. Comme pour la Commission Vérité et Réconciliation, en Afrique du Sud, l’opération se voulait limitée dans le temps. Dans ses dispositions, la loi sur la concorde civile prévoit, à l’instar de l’initiative sud-africaine, des commissions pour écouter les candidats. Seulement ici, il s’agit de comités de probation dont les membres (au niveau de chacune des wilayas) appartiennent aux services de l’État (ministère de l’Intérieur et ministère de la Défense) à l’exception du bâtonnier de l’ordre des avocats. L’absence de représentants des droits de l’homme et de la société civile accentue le caractère administratif de la gestion de cette opération. Les audiences de ces comités n’étant pas publiques, les observateurs et la société civile doutent de leur existence même. Beaucoup de personnes relaxées sont connues dans leurs quartiers pour avoir commis des crimes que les dispositions de la loi ne devraient pas permettre de pardonner. Tout porte à croire qu’il s’agit de décisions administratives prises globalement par les services en charge du dossier.

En Afrique du Sud, un des préalables à la réconciliation était la vérité, d’où l’appellation Commission Vérité et Réconciliation. Les victimes avaient la possibilité de dire ce qui leur était arrivé ; ainsi, leurs épreuves étaient publiquement reconnues. Les bourreaux avaient le devoir de rendre compte de leurs actes en s’engageant à dire toute la vérité en échange du pardon. Ceci va permettre la reconstitution du passé et la découverte, pour les uns et pour les autres, de la communauté de destin aussi bien dans les excès que dans la souffrance. En Algérie, l’objectif n’est manifestement pas celui de rechercher les racines du mal pour tenter d’y apporter des éventuels remèdes. Il semble se limiter à une restauration immédiate de l’ordre.

Fidèle à l’esprit de la loi qui ne considère que les aspects techniques relatifs à la cessation des affrontements (amnistie, acquittements, allégement des peines, etc.), la finalité politique immédiate a été privilégiée, par rapport à la thérapie sociale à long terme. Les récits, aussi cruels soient-ils, assumés devant l’ensemble du peuple, auraient pu faire endurer un châtiment symbolique énorme pour leurs auteurs. La honte, éprouvée publiquement, est probablement plus appropriée, en la circonstance, que la sanction pénale qui parfois déculpabilise. En plus de cette compensation symbolique pour les victimes, une telle opération aurait levé l’équivoque, en empêchant les « repentis » de revendiquer, dans le même temps, le statut de héros et de victimes. Car, en lisant la littérature islamiste (lettres de M. Mezrag, de A. Madani ou autres), la grâce amnistiante n’est qu’un pas vers la reconnaissance d’un statut bafoué. C’est entre autres choses ce qui révolte les familles des victimes qui voient leurs bourreaux récompensés comme des héros.

Au lieu d’entendre les victimes dire leurs griefs, et les bourreaux, leurs motivations, de probables comités décident de ce qui est condamnable ou pas au regard d’une loi qui a tracé les limites de ce qu’elle considère comme politiquement motivée. Hormis les crimes de sang, les viols et les explosifs, tout semble toléré. L’attaque des corps armés et le sabotage économique, par exemple, sont considérés comme un comportement de « bonne guerre ». Remarquons au passage la reconnaissance implicite de la justesse de l’insurrection armée et du combat contre le pouvoir. Ce qui légitime davantage les revendications de l’AIS et scandalise la société civile. En dépit de ces dispositions estimées généreuses par les parties hostiles à cette loi et à tout compromis avec les GIA, au 18 janvier 2000, on ne dénombrait que 4 200 terroristes ayant bénéficié de la loi sur la concorde civile, dont la moitié (2 400) a bénéficié du décret de grâce. Les 1 800 autres bénéficiaires sont, en général, des dissidents ayant appartenu à d’autres groupes armés, tel le GSPC de l’émir Hassan Hattab.

Si le résultat reste mitigé sur le plan sécuritaire, il est encore plus incertain pour l’avenir. Pour les uns, ce qui leur a été accordé n’est pas suffisant et pour les autres, c’est énorme. Les excès des uns et les dérapages des autres ont fini par rendre, aux yeux d’une large opinion, tout le monde coupable. Cette culpabilité généralisée favorise les démarches allant dans le sens de l’impunité. Dans le même temps, les uns et les autres continuent à revendiquer la légitimité de leur combat. Ce qui favorise un dialogue de sourds. En initiant cette politique, le pouvoir fait preuve d’un certain réalisme. Son objectif n’est pas de faire triompher la justice, mais de rétablir l’ordre. La raison politicienne ne s’encombre pas de justice, elle se contente d’une fiction de la justice qui lui permettrait de juguler le présent et d’affronter l’avenir. Cependant, en différant certains problèmes, le risque est grand de les voir resurgir plus tard.

L’opinion publique 

L’opinion publique, dans sa majorité, attend le miracle sans trop y croire. Les électeurs ont donné leur voix au projet du président parce qu’il se présentait comme le projet de la paix. Le talent politique et les qualités de tribun du président Bouteflika n’ont pas été les seules raisons qui, au début, ont poussé à l’adhésion une large partie de l’opinion publique au projet présidentiel. A travers meetings, discours télévisés et autres déclarations, le président a su communiquer sa foi dans un projet présenté comme le seul moyen de ramener la paix à une population meurtrie par sept ans de guerre interne. Il ne pouvait alors qu’emporter une substantielle adhésion exprimée lors du référendum. Ceci n’explique pas pour autant le mouvement d’adhésion en cascade des différentes associations politiques. Hier encore hésitantes, certaines d’entre elles se transforment en soutien indéfectible.

Malgré cela, ce projet de réconciliation compte encore beaucoup d’opposants au sein de la société civile. Ils sont contre cette politique qui « encense le bourreau et humilie la victime ». Les plus hostiles sont les familles de victimes du terrorisme organisées en associations. Les plus modérées parmi ces familles (victimes du terrorisme et survivants des massacres) ne rejettent pas totalement l’initiative ; mais, trouvent beaucoup trop clémentes les conditions de reddition proposées aux islamistes. Même les associations de familles de victimes du terrorisme inféodées un temps au pouvoir ont fini par se révolter contre la démarche. Une autre catégorie dénonce ce projet. Il s’agit des parents de personnes arrêtées ou enlevées par les forces de l’ordre dans des conditions obscures et qui n’ont plus donné signe de vie. Ces familles de disparus (dont le chiffre oscille entre 4 000 et 10 000 personnes selon les sources) reprochent à cette loi de ne rien prévoir pour leur cas. Les GLD, ces civils ayant pris les armes et servi d’auxiliaires au pouvoir ont le sentiment d’avoir été quelque part trahis. Si El-Makhfî aurait manifesté son désaccord avec la loi en déclarant dans l’hémicycle du Parlement où il siégeait en tant que député du parti RND : « Que vais-je dire à mes compagnons ? ».

L’opinion des islamistes 

Le courant politique de la mouvance islamiste considère ce projet en général comme insuffisant. Ses représentants le disent dans un langage plus ou moins véhément selon qu’ils participent (Hamas par exemple) ou non (MRN) au gouvernement. Les représentants du FIS, tout en insistant sur la nécessité d’une issue politique, trouvent le projet présidentiel en deçà de leurs espoirs. Abd El Kader Hachani, le numéro trois du FIS et le véritable leader du FIS depuis l’arrestation de ses deux principaux chefs, Abassi Madani et Ali Benhadj, en 1991, estimait que cette initiative ne réglait rien au fond du problème. Il sera assassiné le 22 novembre 1999. Abassi Madani, qui avait appuyé l’initiative d’Ali Mezrag au moment où celui-ci avait appelé à la trêve, se rebiffe. Il déclare le projet non conforme aux termes de l’entente. Dans une lettre, à l’authenticité controversée, adressée au cheikh Ali Benhadjar, Abassi Madani dénonce le pouvoir qui « nous demande de délaisser la cause du peuple algérien » pour « une reddition indigne ». Il ajoute : « Nous prenons les gens à témoin que nous nous distancions d’une telle politique ».

En dehors de l’AIS, tous les activistes sont, quant à eux, franchement hostiles au projet. Parmi les groupes les plus hostiles à la concorde civile, il y a surtout le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) d’Hassan Hattab qui compterait encore des centaines de combattants. Le groupe Al-bâqûn `ala al- ` ahd (les fidèles au serment), créé en 1992 par les enfants d’Abassi Madani et fondu dans l’AIS, est également parmi les groupes ayant refusé de déposer les armes.

La loi au regard du droit et de la justice

Sur le plan strictement juridique, la loi sur la concorde civile semble poser problème. Les articles de la constitution sur la base desquels cette loi a été proposée au Parlement (77-7 et 122) ne donneraient pas à celui-ci la prérogative de son adoption. Au vu des dispositions de la constitution, le Parlement ne peut adopter que les textes de loi d’amnistie. En conséquence, certains juristes estiment qu’il ne peut en aucun cas adopter une loi qui participe tout à la fois de la grâce, de l’amnistie et des commutations de peine. Il faut dire que le débat était dépassé par la réalité. La loi était déjà en application (depuis juillet 1999) bien avant sa proposition au Parlement et avant le référendum/plébiscite du président.

Lors de sa campagne pour le référendum, le président se plaisait à répéter qu’il était disposé à pardonner à tous, sauf « à ceux qui avaient les mains tachées de sang ». Le subtil distinguo entre ceux qui ont « les mains tachées de sang » et les autres peut paraître convaincant sur le plan de la métaphore et s’avérer inopérant sur le terrain. La loi établit une distinction entre ceux qui n’ont fait qu’aider et les véritables exécutants. Cependant, le flou demeure quant aux commanditaires dont certains ont été considérés comme plus justiciables de pardon que d’autres. Le regard n’est plus posé sur la faute commise mais sur la volonté (manifestée) de coopérer. Dès lors, une brèche est ouverte rendant possible les interprétations et les récupérations. Au nom d’une loi, d’autres lois sont transgressées. Ainsi, quand la loi sur la concorde civile ne traite pas de la même manière celui qui a commis le crime et celui qui l’a ordonné, elle ne reconnaît pas la définition du code pénal algérien qui les unit tous les deux dans la catégorie d’auteur du crime. Car, au-delà de la métaphore, l’expression « les mains tachées de sang » peut concerner tout le monde, de celui qui a servi de soutien logistique à celui qui a conçu le plan ou l’a exécuté. L’acte terroriste est par définition un acte collectif.

En s’en tenant à l’aspect littéral de cette métaphore, l’ordre des responsabilités s’inverse et, avec lui, l’échelle de culpabilité. Ceux qui ont décidé et programmé l’action subversive, les commanditaires (qu’ils se réclament de l’AIS, du GIA ou d’une quelconque djamâ`a), logiquement les premiers coupables, deviennent innocents dès lors qu’ils manifestent leur adhésion au projet de la réconciliation. Au même moment, tous les subalternes, manipulés, encourent le risque d’endosser une responsabilité démesurée par rapport au poids réel de leur responsabilité effective. Là encore, il faudrait distinguer entre ceux qui ont obéi mécaniquement à un ordre fût-il meurtrier ; et ceux qui mettent du cœur à l’ouvrage en redoublant d’ingéniosité dans la diversification des « modes d’emploi » les plus cruels. Il y a un problème déontologique et moral posé par la décision de libérer les organisateurs des réseaux de logistique, au niveau national et international, et les idéologues responsables de l’endoctrinement de milliers de jeunes exclus et livrés à eux-mêmes. Comment dans le même temps peut-on décider de punir un jeune paumé pour avoir adhéré, parfois sous la contrainte, au projet du crime en appuyant sur une gâchette ou en dégoupillant une grenade bien amorcée par d’autres ?

Un autre problème mérite d’être signalé. Au regard de cette loi, l’incrimination ne peut découler que d’un acte matériel. Rien ne peut être imputable à l’acte verbal. Encore moins que la parole, le silence n’est jamais considéré comme coupable. En termes plus explicites, quel est le statut juridique réservé aux fatwa et aux prêches qui galvanisaient les recrues islamistes ? L’auteur d’une telle parole, une parole assassine, ne semble pas être considéré comme un criminel. Éventrer des mères enceintes, enfourner ou empaler des bébés, violer des jeunes femmes, décapiter des jeunes hommes, autant d’actes abominables accomplis en toute bonne conscience parce que recommandés et légitimés par de vénérables cheikhs. Durant plus de six années de tragédie, d’autres cheikhs, tout aussi vénérés et écoutés se sont tus sur toutes les incuries, leur assurant ainsi un cautionnement tacite. La question de leur culpabilité pourrait légitimement être posée. En épargnant ceux qui ont commis l’acte de parole, il est difficile d’envisager l’inculpation de ceux dont le seul crime est leur silence… coupable.

Prenons un autre exemple à l’autre bout de cette chaîne du crime. Le rôle stratégique des guetteurs, ces yeux du groupe (`uyûn al-djamâ`a) comme on les appelle, organisés en section du renseignement (sâriyât arrasd),comment la loi les considère-t-elle ? Coupables ou innocents ? Ont-ils ou pas les mains tachées de sang ? Littéralement non, moralement oui. L’interprétation change selon les cas, les situations, les commissions, les tribunaux et les « yeux » des juges. Ce qui nécessairement entache le principe d’équité censé être instauré/restauré par cette mesure. Le sort de ces lampistes dépend de celui de leur agitateur. Prenons l’exemple de l’émir du GSPC, Hassan Hattab. Hostile à la loi sur la concorde civile, il continue à se battre à la tête de centaines de combattants. Le pouvoir ne désespère pas cependant de parvenir à le convaincre d’adhérer à sa politique. Si les négociations venaient à aboutir avec cet émir, sa reddition entraînerait celle de centaines de personnes sous ses ordres. Ses subalternes seraient alors considérés et traités comme des innocents. Si, par contre, ces négociations venaient à échouer, les mêmes subalternes continueraient à être combattus comme des criminels.

Cet exemple pose la question de l’engagement personnel dans un processus de réconciliation. Les quelques repentis qui se sont exprimés à la télévision justifiaient tous leur acte (mettre fin au combat) par l’obéissance à l’avis de leur chef conformément à la tradition du djihâd. Quelle serait alors leur réaction si leur chef leur intimait l’ordre de reprendre le combat ? La concorde ne peut s’établir sur des situations floues et des engagements par procuration.

La réconciliation est un acte qui renvoie au conflit, qui est au cœur du politique. A ce titre œuvrer pour la réconciliation devient un impératif politique prioritaire. Depuis au moins la cité grecque, nous savons que sans réconciliation et oubli partagés, il n’y a pas de cité possible. La réconciliation demeure cependant un acte de civilisation qui n’a de sens que par rapport à l’objectif qu’il est censé atteindre : la refondation du lien social. Or, le lien social se nourrit de mémoire collective.

Mémoire, amnistie et amnésie

Même si le pouvoir préfère parler de concorde civile, il s’agit, en fait, d’une amnistie, au sens du Larousse, c’est-à-dire un « acte du pouvoir législatif qui efface un fait punissable, arrête les poursuites, anéantit les condamnations ». C’est sans doute une étape préalable à la réconciliation nationale ; mais hélas ! la pacification des cœurs ne se décrète pas. L’amnésie juridique n’est pas l’oubli qui, lui, peut être un élément constitutif de la mémoire. Une mémoire collective est le résultat tout à la fois de souvenirs et d’oublis partagés. Précisons toutefois que l’absence de mémoire n’est pas nécessairement de l’oubli partagé.

L’amnistie n’est que la forme institutionnalisée de l’oubli. Elle ne peut surseoir au travail qu’exige l’événement pour passer du factuel au métaphorique, du matériel au symbolique. A elle seule, l’amnistie ne peut effacer des mémoires ce qui empêche celles-ci de fusionner en une sorte de mémoire convergente, en une « pensée sociale ».

La mémoire collective, nécessaire à la vie du groupe, se nourrit d’images et d’événements partagés par un imaginaire collectif. Ce partage n’est pas uniquement de l’ordre du scénique, il se doit de l’être aussi au niveau du sémiotique. Se souvenir constitue certes un des vecteurs de la construction de l’identité collective. Or, en se souvenant différemment, les groupes s’engagent dans des processus de construction d’identités différentes. Quand chacun octroie un sens différent à l’événement commun, la réalité reconstruite est forcément différente. Les mêmes faits, emmagasinés sous forme de souvenirs, peuvent se révéler différents d’un groupe à l’autre. Ils ne sont pas socialisés de la même manière et leur symbolique renvoie à des conceptions différentes de la vie présente et future. Chaque partie se sentant la légitime dépositaire de la mémoire symboliquement positive. La mémoire qui en résulte se trouve éclatée et le futur hypothéqué.

Une société demeure fragmentée quand les parties qui la composent continuent de concevoir différemment les événements qu’elles ont vécus en commun. Si les mots assassinat et viol relèvent de l’ignoble registre du crime, ceux de qitâl et de saby appartiennent, au contraire, au noble registre du djihâd. En puisant dans l’un ou l’autre registre, le locuteur décline, dans le même temps, sa conception du monde présent et futur. Cette conception est nécessairement différente (voire opposée) selon le registre utilisé. Quand la mémoire collective d’un groupe se fabrique dans la confusion de l’un et l’autre registre, son futur demeure incertain et problématique.

La mémoire a besoin d’embrayeur pour se déclencher. Pour parler comme les spécialistes, la mémoire n’est possible que grâce à un « indice de récupération ». Sans cet indice, le souvenir risque de s’effacer de la mémoire et l’amnésie sera alors totale. Pour un groupe, avoir des souvenirs différents d’événements communs équivaut à ne pas en avoir du tout. C’est une absence de mémoire collective et partant de sentiment d’appartenance identitaire commune. Les recherches des spécialistes de la mémoire considèrent que celle-ci se construit selon un processus qui s’appelle l’encodage. Si bien qu’un souvenir n’est possible que s’il a été d’abord mémorisé et, pour ce faire, il doit être, au préalable, encodé. Or l’encodage est un procès subjectif qui dépend de la trajectoire individuelle et de l’histoire personnelle. Deux individus se souviennent différemment d’un même événement que chacun aura encodé en fonction de sa propre trajectoire. Au niveau du groupe, le travail de la mémoire collective consiste à harmoniser l’encodage. Quand deux ou plusieurs perceptions se révèlent concurrentes ou opposées, leurs manières de mémoriser un événement obéissent également à des logiques concurrentes ou opposées. Quand l’événement mémorisé resurgit dans le souvenir, il le fait de manière tout aussi concurrente ou opposée. L’identité d’un groupe se manifeste d’abord dans les encodages et les décodages communs du souvenir.

La démarche de réconciliation entreprise ne semble pas s’encombrer de ces « détails » que ses promoteurs pourraient même qualifier dédaigneusement de « coquetterie intellectuelle ». Il n’en demeure pas moins qu’une véritable réconciliation se fait d’abord au niveau du registre symbolique. Il ne s’agit pas de pratiquer la négation de certains souvenirs, c’est faire de la mémoire collective sélective productrice, au mieux, d’un « nationalisme sectaire ».

Entre hypermnésie et amnésie

Si la négation n’est pas souhaitable, la « sur-mémorisation » n’est pas non plus une solution. Il s’agit de trouver l’équation entre les exigences de la fidélité à la mémoire des victimes et celles que commandent le présent et le futur. Ni amnésie, ni hypermnésie, car la première conduit au déni et la seconde à la vengeance et à la paranoïa. Un des remèdes se trouve dans la libération de la parole des uns et des autres dans un même mouvement collectif préférable, de loin, à la forclusion individuelle. Permettre aux victimes de pleurer et de se souvenir ensemble, plutôt que d’exiger de chacune d’elles d’oublier seule, constitue un grand pas vers la nécessaire reconnaissance symbolique.

La mémoire collective, fondement du lien social, se construit sur les supports que sont les événements matériels. Un événement célébré en commun est une suture supplémentaire dans la trame du lien social. Or, en Algérie, cette mémoire se trouve éclatée au moins en deux parties revendiquant le même statut de victime. Les islamistes ne se souviennent plus que de l’arrêt du processus électoral qui les a spoliés de leur victoire en 1991. Les dirigeants au pouvoir ne veulent se souvenir que de la guerre de libération nationale dont ils étaient les principaux acteurs. Ils se sentent victimes d’une non-reconnaissance de dettes de la part d’une jeunesse frondeuse. Les populations martyrisées par huit années de tragédie en veulent autant à ceux qui les terrorisent qu’à ceux qui n’ont pas su les protéger. Chaque partie se sent victime d’un ostracisme et de torts qu’elle espère voir redresser un jour. Une telle mémoire alimente un processus de victimisation chez des acteurs qui n’ont du passé que la perception de victimes. Une telle posture peut les conduire à vouloir compléter la dualité en jouant l’autre rôle, celui de bourreaux.

Au-delà du passé récent, cette mémoire éclatée s’étend à toute l’histoire commune antécédente, désormais réappréciée à la lumière de l’actualité. Tandis qu’une partie du personnel politique issue des rangs du FLN, continue à idéaliser la période du président Boumediene et à critiquer la décennie noire de l’ère Chadli, une autre partie, impliquée dans cette dernière période, tout en admettant les erreurs, se veut réformatrice. Les partisans de l’une ou l’autre tendance considèrent en général, l’avant octobre 1988 comme une sorte de paradis perdu. Même si leurs situations leur permettent encore de jouer un rôle non négligeable dans la fabrication de l’opinion, ils sont moins nombreux que ceux qui ne voient dans l’avant octobre 1988 que la terre d’origine du mal et le terreau de l’échec.

La jeunesse, toutes tendances confondues, renvoie dos à dos les deux périodes. Cependant, parmi cette jeunesse, il y a ceux qui attribuent l’échec à une mauvaise gestion de la chose publique et ceux qui considèrent qu’il est la conséquence d’une conception erronée du monde. Ceux-là sont les plus nombreux et forment la base de la mouvance islamiste. Une nouvelle mémoire du passé est déjà à l’œuvre. Il s’agit de faire converger ses perceptions plurielles en vue de redéfinir un nouveau consensus désignant ce qui doit être oublié et ce qui mérite de faire l’objet d’un souvenir majestueux. En d’autres termes, il faut une représentation plus ou moins homogène de l’événement, pour que celui-ci puisse avoir une cohérence afin de constituer un objet de commémoration et partant de structuration du lien social.

Les travaux de M. Halbwachs ont montré comment le mémorable a des chances d’exister grâce à l’écho qu’il peut avoir dans ce qu’il a appelé « la pensée sociale ». C’est précisément cette « pensée collective » qui a été battue en brèche ces dix dernières années. Il reste désormais à la reconstruire. Autrement dit, l’événement dont on veut se souvenir (pour se rappeler qu’il faut l’oublier) doit être mémorable de la même façon pour tous. Commémorer c’est se remémorer ensemble. Certes, pour faire de l’objet mémorisable un sujet commémorable l’oubli est nécessaire ; mais celui-ci demeure inconcevable sans une mémoire préalable. On doit d’abord se remémorer ce qui est appelé un jour à être oublié.

Mémoire et oubli

L’oubli n’est pas le refoulement, salutaire dans l’immédiat, mais autrement plus destructeur à long terme. L’oubli, comme le deuil, a ses impératifs. Pour qu’il y ait oubli, il faut d’abord une « présentification » préalable : rendre présent le passé douloureux afin de le domestiquer. L’oubli commence par l’évocation de la souffrance qui, peu à peu, prend un autre statut ne relevant ni de l’ordre de l’absence, ni de celui de la présence, ni de l’inadvenu, ni du vrai.

Le peuple juif n’existe que dans/par la mémoire de la Shoah. Que sont les Algériens sans la guerre de libération nationale ? Bien sûr, ici et là, nous avons parfois de l’hypermnésie tout aussi nuisible, mais la mémoire de la douleur est nécessaire. Elle n’est pas que répétition et conservation, elle est également reconstruction. Sans une mémoire réellement partagée jusque dans la dénégation, la vie collective présente et future reste compromise. Il s’agit de respecter la subtile équation entre fidélité à la mémoire des victimes et réponse aux exigences du présent. Cette nécessité requiert un préalable de la part de chacune des parties : la reconnaissance des responsabilités sans ambiguïté. En tous cas, la réconciliation ne peut avoir lieu sans la désignation claire des responsables et des coupables candidats au pardon.

La réconciliation suppose de la part des protagonistes une acceptation implicite de la reconnaissance mutuelle de leurs erreurs. Cependant, l’oubli n’a pas la même signification pour la victime et pour le bourreau. Pour la victime, l’oubli est mansuétude et promesse, pour le bourreau, il est lâcheté et réponse. Entre ceux qui veulent oublier et ceux qui tiennent à cultiver la mémoire, un fossé se creuse. Il s’agit un jour de le combler en (re)socialisant une mémoire commune faite de souvenirs et d’oubli partagés. La conjuration des démons de la discorde passe tout à la fois par la commémoration des souvenirs glorieux, mais également par l’institution d’une mémoire de la faute collective ou de la faillite. La mémoire collective est une institution du souvenir, tout à la fois, de l’échec et de la bravoure qui exclut toute oblitération conventionnelle. En d’autres termes, le souvenir ne saurait être un oubli de la glorification de ce qui est digne de souvenance. L’héroïsme des gens de peu et le martyre des sincères, quel qu’en soit le bord, méritent aussi d’être chantés.

Toutes les entreprises, y compris passives, qui ont rendu possibles ce drame et son dénouement, appartiennent à la mémoire. Le génie consiste à rendre plus vivaces dans le souvenir celle, qui sont susceptibles de contribuer à l’avènement et au maintien d’un futur meilleur. Ce subtil dosage entre mémoire et oubli (ou plus exactement entre mémoire sélective et oubli sélectif) s’impose. Pour mettre fin à l’horreur, il faut construire une mémoire collective où le souvenir est institué sur la base non pas du silence qui gomme mais de la parole qui libère.

Une mémoire tragique : la guerre comme fondation

Pour Ernest Renan, « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et que tous aient oublié bien des choses ». Son illustration parfaite en Algérie est l’exemple de la guerre de libération nationale. Alors qu’elle constitue un souvenir pour tous les Algériens, beaucoup de ses aspects relèvent d’oublis partagés. Les innombrables drames individuels sont subsumés dans le chiffre mythique d’un million et demi de martyrs. Les survivants n’évoquent plus leurs blessures d’hier que pour s’en enorgueillir.

Il n’y a pas que les représentants du pouvoir qui s’autorisent de la guerre de libération comme source de légitimation. Son opposition en use également. Quand l’islamiste marocain A. Yacine se réclame du sharifisme (il se revendique comme Berbère idrisside) en s’adressant au roi pour l’admonester, il mobilise en fait une ressource connue et usitée entre le souverain et ses sujets. Il réactive en même temps un symbole fondateur, celui qui engage le `ilm (savoir) et le hukm (pouvoir) dans le même voyage.

Les leaders algériens quant à eux se réclament d’un autre symbole. Madani rappelle son statut d’ancien moudjahid et Benhadj celui de fils de chahid(martyr). Cela leur évite de tomber sous l’anathème (harki et/ou fils de harki) souvent agité par le pouvoir à l’encontre de ses opposants. Au lieu de se réclamer, comme au Maroc, du Prophète, on se réclame des hauts faits d’armes accomplis par soi-même ou par ses ascendants Le pouvoir comme son opposition fondent leur théologie politique sur la guerre. La guerre est si présente dans le discours et la pratique politique que les explications de l’actualité y réfèrent constamment.

La violence actuelle est tantôt considérée comme la réactualisation d’événements violents passés (guerre de libération notamment), tantôt rapportée, au contraire, à une amnésie des désastres de la violence passée. Pour les uns et les autres, la guerre est au cœur de l’ordonnancement social. Elle travaille le lien social en tant que référent fondateur. Une expression passée inaperçue au début, quand Zeroual l’emploie au moment de sa campagne électorale, occasionne, à la fin de son mandat écourté, une polémique et des affrontements. Il s’agit de l’expression « victimes de la tragédie nationale » qu’un décret signé par un Premier ministre sortant tente de consacrer avant de déclencher le scandale.

Le choix de cette expression répondait au souci de traiter toutes les victimes de la violence de la même manière. Aussi bien les familles de personnes tombées sous les coups des groupes islamistes armés que celles qui se trouvent sans soutien du fait de la disparition de parents liés à ces groupes. Ses auteurs considéraient que les enfants de terroristes n’avaient pas à payer pour les crimes de leurs parents. En fait, cette mansuétude apparente résulte de motivations politiques. Son ambition est d’éviter de semer la haine (et donc le sentiment de vengeance) dans les générations futures. Cette préoccupation qui n’est pas tout à fait fortuite est liée à l’histoire même de l’Algérie. L’État semble craindre la répétition d’un scénario déjà vécu après l’indépendance. De nombreuses personnes accusées de collaboration avec l’armée coloniale ont été lynchées sans aucune autre forme de procès. Leur progéniture n’a jamais pardonné. Longtemps après, des conflits meurtriers ont eu pour motivation ces haines archivées. Dans cette nouvelle guerre, des dizaines de moudjahidin auraient été tués par des enfants de harkis vengeant ainsi leurs parents.

Mohamed Saïd, Hassan Hattab et d’autres sont donnés comme des exemples de fils de harkis. Vrai ou faux, cela importe peu. Cela prouve tout simplement l’ancrage d’un tel référent dans la mémoire et l’emprise de celle-ci sur les conduites actuelles. Premier à avoir usé et abusé de ces stigmatisations, le pouvoir tente par le biais de ce décret et en usant de l’expression « victimes de la tragédie nationale » de transcender ces fractures traumatisantes. Mais, l’ancrage de la symbolique est si fort que cela a soulevé les réprobations et les indignations des parents des victimes. Constitués en associations, ils ne voulaient pas être associés aux parents des terroristes, leurs bourreaux. Ils considéraient cet amalgame comme une atteinte à leur dignité en tant que survivants et une offense à la mémoire de leurs morts. Le pouvoir est alors interpellé dans ce qui constitue son fondement même. « Le jour où il reconnaîtra les harkis, on pensera à reconnaître les terroristes », déclaraient les représentants de ces familles de victimes.

50Aujourd’hui, cette même question resurgit avec la loi sur la concorde civile. Le parallèle est fait entre les harkis et les chahid d’hier, d’une part, et les groupes islamistes armés et leurs victimes d’aujourd’hui. Pour les uns et les autres, tous pétris dans cette idéologie patriotique, il n’y a que deux positions, celle de martyr ou celle de traître. Ceux qui sont acquis à la cause des GIA considéraient les GLD, par exemple, comme des harkis. Le pouvoir s’est empressé de rappeler que les premiers patriotes étaient des anciens moujahidin ou leurs descendants.

Un autre exemple nous est fourni par la toponymie urbaine jusque-là largement inspirée de la guerre de libération nationale. Désormais, dans la plupart des villes, plusieurs noms de ceux qui sont tombés dans cette « deuxième guerre » désignent voies et édifices urbains. Symboliquement, un autre lieu de fondation tente de s’instituer selon le même paradigme consacré. Cette nouvelle guerre risque de disqualifier la première et ouvrir des prétentions au partage de la rente symbolique et matérielle. Rien ne garantit pour le pouvoir que les familles de terroristes limitent leur prétention au statut de chahid pour leurs victimes. Ils aspireront à coup sûr, à celui d’« ayants droits » pour eux-mêmes. On a même évoqué la création d’un ministère à l’image de celui des anciens moudjahidin dont il gère les pensions, des veuves de chahid et de leurs « ayants droits ». Dans leur rage, les familles des victimes veulent dissocier aumône, assistance et droit. Ils réclament un statut qui souligne leur sacrifice et leur octroie un droit et non pas une aide. La référence à la « famille révolutionnaire » est claire. A moyen ou long terme, cette dernière pourrait se voir contester ses privilèges.

La gestion de la symbolique (jusque-là claire) de la guerre qui départage, qualifie et disqualifie est mise à l’épreuve. Elle a montré ses limites en tant que lieu fondateur de la théologie politique algérienne.

Pourquoi et comment pardonner? 

Si, pour Paul Ricœur, le pardon est « une guérison en profondeur de la mémoire », J. Derrida, lui, parle du pardon comme d’une « écologie de la mémoire ». Autrement dit, pour l’un et l’autre, il est une thérapie nécessaire pour la survie. Le pardon n’est alors utile que s’il arrive à accomplir son œuvre thérapeutique à un double niveau : individuel (en tant que guérison de l’âme) et collectif (en tant qu’écologie de la mémoire).

Précisons-le : l’amnistie est moins l’effet d’une quelconque généreuse naïveté politique que la nécessaire issue de circonstances politiques précises. Elle est une fiction mobilisée chaque fois que les nations vacillent dans leur unité. L’État peut octroyer l’amnistie, mais ne peut décider du pardon à la place des victimes.

Le pardon a pour vertu de transformer le tort subi en une dette épongée. Même effacée, la dette demeure pour l’endetté. Il ne la remboursera pas, mais perd le droit de la contracter de nouveau. A la différence de l’amnistie, pardonner suppose l’offense déjà reconnue. La décision volontaire de ne retenir contre autrui aucun grief vient alors, soit pour briser le cycle de la revanche, soit pour chasser définitivement le spectre de son éventualité. Ce qui pose clairement « les règles du jeu ». Il ne s’agit pas d’occulter mais de reconnaître. Il n’est pas question d’oubli mais au contraire d’une mémoire qui renonce à tenir compte. Le pardon suppose une reconnaissance du tort de la part du coupable. Et c’est la victime qui pardonne, personne ne le fait à sa place et encore moins le bourreau lui-même.

Le pardon a pour finalité d’évacuer toute possibilité de recommencement à l’identique. En réalité quand le crime est immense, l’auteur vague et incertain, le pardon devient presque impossible. Néanmoins, pour fonctionner, le pardon a besoin d’une dimension qui a fait défaut à l’expérience algérienne. Il s’agit de la « thêatralisation » de la symbolique qui aurait fait ressortir la dimension politique d’une mesure juridique, en l’inscrivant dans un rituel partagé. Cela aurait, probablement, permis d’assigner à chacun sa place : ceux qui sont pardonnés se seraient d’abord reconnus comme coupables face à leurs victimes qui auraient symboliquement décidé de les absoudre.

Or, reconnaissance de la faute et pardon supposent des personnes et non des institutions publiques anonymes. Ces institutions sont d’autant plus malvenues quand leurs représentants souffrent d’un déficit de légitimité et sont accusés d’avoir pris une part active dans ce martyre. Ce que le régime recherche, c’est une sorte de pardon hégélien qui suppose un renoncement de la part de chacun à son dû, une sorte de « désistement réciproque ». Le protagoniste accepte de ne plus être, et le pardonnant consent à devenir un autre. Il s’agit en fait d’un compromis, au sens où l’entendait Olivier Abel, obligeant deux protagonistes de composer en sacrifiant leurs prétentions respectives en vue d’une nécessaire cohabitation. Faire admettre une telle opération comme relevant d’une sorte de sens moral demeure une gageure. Il est pratiquement improbable de faire « entendre » à celui qui a subi un tort les « raisons » qui ont poussé celui qui l’a commis à le faire. Sauf évidemment quand le pardon s’écarte de la morale pure pour devenir pratique.

Cependant, pardon et oubli (au sens d’amnésie) ne peuvent cohabiter parce qu’ils n’appartiennent pas au même registre. Le pardon est une élévation de l’âme qui relève d’une morale et d’une philosophie consciemment élaborée. L’oubli est une défaillance ou une pathologie. Mais pour que le pardon apparaisse comme tel, c’est-à-dire comme une extrême et désintéressée générosité, il faut que la justice ait clairement désigné ce qu’elle ne peut prendre en charge. L’impunité est, au mieux, un en deçà de la justice, alors que le pardon est nécessairement au-delà de la justice. Mais, comme l’écrivait O. Abel, « le pardon n’est un au-delà de la justice que dans la mesure où la règle de justice elle-même désigne ce qui l’excède, le besoin d’une justice supplémentaire, le point où la justice cède le pas à la “justesse” ».

Le pardon gratuit que défend J. Derrida demeure un idéal, voire une utopie. Sur le terrain du concret, ce qui est présenté comme relevant du pardon est toujours une transaction où chacun des protagonistes espère quelque bénéfice. Pour reprendre la métaphore de la dette : Pourquoi le créancier doit-il renoncer à un dû ? Si le débiteur ne l’aide pas à faire de son geste un bénéfice à la place de la créance qu’il a accepté de perdre définitivement.

Conclusion 

Dans les processus de réconciliation, on sous-estime souvent la force d’inertie des postures initiales des protagonistes. Par la force de l’habitude, elles leur semblent toujours moins inconfortables que celles, inconnues et forcément risquées, qui leur sont proposées. Cette force de l’habitude, même (ou surtout) dans les postures les plus extrêmes, est un facteur dont doit tenir compte celui qui veut (re)construire la paix. Car, plus qu’un fait, la paix, tout comme la mémoire, est d’abord une construction. La chose est parfois si difficile à admettre qu’elle passe pour relever du miracle.

Pour qu’elle ait des chances de se transformer en oubli partagé et partant en mémoire collective, une telle amnistie a besoin de « structures mémorisables », c’est-à-dire de « catégories organisatrices des représentations identitaires collectives ». Pour cela, il est impératif que la société « digère » ces événements pour les incorporer avant de les transformer en institutions, c’est-à-dire en manifestations codifiées. La réconciliation est un acte qui renvoie au conflit, lequel est au cœur du politique. Depuis au moins la cité grecque, nous savons que, sans réconciliation et oubli, il n’y a pas de cité possible.

 

Publication d’Abderrahmane Moussaoui, extrait du livre édité par l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, « où va l’Algérie »?

Abderrahmane Moussaoui est maître de conférence au département d’anthropologie de l’Université de Provence et chercheur à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne comparative (CNRS).

Articles similaires

Laissez un commentaire