En 2011, l’une des plus anciennes journalistes du Soir a raconté cette funeste journée « pour que nul n’oublie ». Babzman vous livre ce témoignage poignant dans son intégralité.
IL Y A 15 ANS, UN ATTENTAT TERRORISTE VISAIT LE SOIR D’ALGÉRIE
Pour que nul n’oublie
Quinze ans après l’explosion de la bombe qui a ciblé la maison de la presse Tahar-Djaout, le 11 février 1996, le souvenir demeure encore vivace dans la mémoire des journalistes du Soir d’Algérie qui ont vu trois de leurs collègues, Alaoua Aït- Mebarek, Dorbhan et Deraza, périr sous les décombres.
Naïma Yachir – Alger (Le Soir) – Safia, notre collègue, qui en garde encore des cicatrices, l’une à la joue la seconde à l’aisselle en parle les larmes aux yeux : «A chaque fois qu’il m’arrive d’évoquer cette journée noire de Ramadan, j’éprouve la même sensation de terreur qu’on a vécue, une profonde tristesse pour les collègues qu’on a perdus et j’ai toujours l’impression de vivre ce fatidique jour. Tout de suite le film est rembobiné dans ma tête.» Comment peut-on oublier cette triste journée où le temps était à la grisaille, où dans la rédaction du Soir d’Algérie, les journalistes dans une ambiance d’effervescence, achevaient leurs articles avant le bouclage ? C’était un jour de jeûne, il fallait faire vite.
Telles des fourmis, chacun peaufinait son papier, certains, comme Dorbhan, qui avait terminé sa chronique ramadanesque, était sorti faire de petites emplettes avant le départ. «Je dois acheter un bon pain brioché et une paire de chaussures pour ma fille.» L’Aïd est dans une trentaine de jours. Alaoua, directeur de la rédaction, faisait la navette entre la salle de rédaction, où il suivait les informations sur le fil des agences de presse, et la PAO, veillant à ce que toutes les pages soient prêtes pour l’édition du 12 février, une édition qui ne verra pas le jour. Sans vouloir paraître tatillon, il avait toujours la manière et le sourire pour insister sur un détail qui, somme toute, avait son importance. Le stylo ne quittait jamais sa main, non seulement pour apporter une dernière touche aux papiers remis, mais aussi pour gribouiller sur les mains de ses collègues.
Une marque amicale signée Alaoua, et tout le monde s’en accommodait. Au service publicité, les filles ayant bouclé les annonces palabraient à propos des recettes des gâteaux de l’Aïd. Deraza, qui animait les pages détente, et que l’on voyait rarement puisqu’il venait au journal les matinées, avait tardé ce jour-là, puisqu’il devait présenter à la rédaction en chef sa nouvelle maquette. Passionné pour ses pages, il était fier du nouveau look qu’il leur avait donné. Il était tout aussi fier de sa fille, dont il exhibait la photo. En fait, Deraza nous l’avons découvert ce jour-là. Il avait du plaisir à discuter avec ses collègues qu’il ne voyait pas beaucoup, puisque le journal, c’était plutôt une passion. Deraza exerçait à l’hôpital de Koléa. C’était un homme discret, un peu timide, modeste, sympathique et très sociable. Ayant tardé à la rédaction, craignant de ne pas pouvoir arriver à l’heure de la rupture du jeûne chez lui à Koléa, n’étant pas motorisé, il empruntait les transports en commun. Nous lui avons proposé d’attendre 16 h, pour prendre le transport du personnel du Soir d’Algérie assurant l’itinéraire Sidi-Fredj et Zéralda. Confus et ne voulant surtout pas déranger, il finit par accepter vu notre insistance.
Rassuré, détendu, il continue de discuter avec les journalistes. Il n’arrivera malheureusement jamais chez lui. Il était 15h15, soit un quart d’heure avant l’explosion, les journalistes de la nationale, Nacer Bouzaza, Hamid Boudoumi, Ahmed Toumiat étaient en débat houleux, à propos de la situation sécuritaire de l’époque, dans le bureau du rédacteur en chef. Dorbhan revenu à la rédaction était soulagé : «J’ai enfin bouclé les achats des vêtements de l’Aïd pour mes enfants. J’ai trouvé des chaussures pour ma toute dernière et bien sûr, du pain brioché.» Un sujet qui réveilla l’appétit des jeûneurs. Certains ne résistant pas à la tentation, n’ont pas hésité à humer le bon pain. Un pain que Dorbhan n’a jamais mangé. Alaoua presse le pas, dans le couloir, il jette un coup d’œil à sa montre. Il se dirige vers la rédaction, tout droit vers le fil. J’étais dans mon bureau, Alaoua me tend un article, en insistant pour que je le revois, car l’ayant programmé pour l’édition du lendemain. Je me suis exécutée, sauf qu’à la dernière minute, j’ai accouru vers la PAO pour vérifier les pages société dont j’avais la charge. «Où te sauves-tu ?», m’a-t-il demandé. «Ne t’inquiète pas, je vais à la PAO, j’en ai pour quelques minutes». «Je t’attends, tu as encore une demi-heure avant le départ.» Arrivée au service, je consulte les pages et demande à Hamdane, l’agent de saisie, de corriger juste une petite faute. Ce jour-là, je ne voulais pas bouger de là avant que l’erreur ne soit rattrapée. Soudain, une forte explosion s’est fait entendre (il était 15h30), puis le noir, l’affolement, des hurlements, des cris fusaient de partout. Dans la panique, nous n’arrivions pas à trouver la sortie.
Personne ne se doutait que la bombe a été déposée devant le siège du Soir d’Algérie, près du mur extérieur de la rédaction. La cour de la Maison de la presse s’est transformée en un champ de bataille. Vitres de locaux et de voitures brisées, des gens qui, au visage blême, couraient dans tous les sens, tétanisés, le visage et les cheveux noircis par la fumée dégagée par l’explosion, nous demandant ce qui s’est passé. Un cordon de sécurité a été vite placé à l’entrée de la Maison de la presse. Les dizaines de policiers avaient du mal à contenir les personnes qui tentaient de s’introduire dans l’enceinte de la Maison de la presse pour s’enquérir des leurs. Là, on a compris ce qui s’est réellement passé. On retourne dans les locaux du Soir. C’est l’horreur. Dorbhan était allongé à l’entrée, le visage recouvert d’un journal, Deraza dans un brancard. Alaoua, gisant encore sous les décombres. Les gars de la nationale étaient coincés dans leur bureau et demandaient de l’aide. De loin, nous reconnaissions la voix de Soraya qui en sanglotant, hurlait en expliquant aux policiers : «Je suis journaliste, je veux voir mes collègues, ils sont tous morts.» Elle se précipite. Soraya, Nacera, Safia et beaucoup d’autres collègues ont été coincés dans le service de la publicité, dont la porte donnait sur le 100, rue Hassiba.
Après être secourus, ils ont réussi à sortir et rejoindre l’entrée principale de la Maison de la presse. Nacera boitait, sa jambe a été écrasée par un bureau. Elle a été évacuée vers l’hôpital. Nabil, notre documentaliste, le visage ensanglanté, a reçu des éclats de verre qui lui ont tailladé la joue. Il ne s’était même pas rendu compte de sa blessure, cherchant à venir en aide aux autres. Les morts jonchaient la rue Hassiba-Ben- Bouali. Comment oublier l’apocalypse. Une époque où les terroristes voulaient mettre à feu et à sang le pays. Une époque où les terroristes voulaient museler la presse en tuant ses journalistes. 15 ans après, même si sur le plan sécuritaire les choses ont changé, même si l’on ne liquide pas physiquement les journalistes, on continue toujours à les opprimer. Quant aux plans social et économique, les choses ont beaucoup changé. Aujourd’hui, la rue s’exprime.
N. Y.
- Paru dans le Soir d’Algérie du 10 février 2011