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L’Algérie contemporaine (1962 à nos jours)

Bentalha, le récit de dix heures de tuerie – Un habitant raconte le carnage du 22 septembre

nUn jour, ils savent que quelque chose va arriver. Ce sont des riens, des camionnettes bourrées d’hommes qui traversent le quartier à toute allure, des bruits étranges pendant la nuit. Les signes peuvent se multiplier sur quelques jours. Mais ils savent, tout le monde sait. On dit: «Ça va taper.» A Bentalha, en banlieue d’Alger, l’atmosphère s’est ainsi appesantie pendant une semaine, à la mi-septembre, explique cet habitant. Appelons-le Yahia, il s’est réfugié à Bruxelles, depuis le massacre où ont péri 400 habitants sur 2 ou 3 000. «Je ne fais pas de politique et pas de religion. Ce que je vais vous dire, je ne l’aurais pas cru moi-même avant que cela arrive.»

Huis-clos. «ça a tapé» le 22 septembre, entre 18 et 19 heures. «Moi, j’ai vu surgir une cinquantaine d’hommes, mais d’autres affirment qu’ils étaient cent. Ils ont commencé par faire sauter quelques portes de maison un peu partout et se sont installés à table. Ils se sont fait servir à manger et après s’être bien régalés, ils ont dit: « Aujourd’hui, c’est votre fête. Puis ils ont massacré tout le monde. En récupérant les bonbonnes de gaz dans la cuisine, ils faisaient sauter la porte suivante, tuant chaque famille l’une après l’autre.» Yahia parle sans émotion apparente. Et puis d’un coup, il s’arrête, perdu au milieu d’une phrase. «Qu’est-ce que je viens de dire? Où j’en suis?» Il a des larmes plein les yeux.

«Vers 21 heures environ, les femmes se sont mises à crier: « Voilà l’armée. On est sauvés. Sur la route nationale, la seule qui mène à Bentalha, des militaires se sont postés avec plusieurs petits blindés. Ils ont allumé des projecteurs. On les voyait depuis nos maisons. Ils étaient à un kilomètre, pas plus. Mais au bout d’un moment, les militaires ont éteint leur lumière. Des policiers et des gardes municipaux de Baraki, le quartier à côté, sont venus offrir de l’aide. L’armée les a bloqués . Les soldats disaient que personne n’avait le droit d’intervenir, parce que le capitaine n’était pas là et lui seul pouvait donner l’ordre. Des ambulances étaient garées un peu plus loin, attendant elles aussi.» Dans le huis-clos de Bentalha, la peur atteint son comble parmi les habitants, barricadés chez eux. Personne n’a d’armes, ou presque. Quelques-uns en avaient bien demandé à la caserne, après plusieurs massacres massifs dans la «ceinture verte» d’Alger, ce cordon de cités autour de la capitale qui avaient majoritairement voté pour le Front islamique du salut (FIS) aux élections de 1991. «Un officier leur a donné trois fusils à cinq balles. Il disait qu’il ne pouvait pas faire plus. Au ministère, on leur a répondu: « Quand vous donniez à manger aux terroristes, quand vous les logiez , vous ne veniez pas. Maintenant, débrouillez-vous, continue Yahia. Ce soir-là, on n’a même pas songé à fuir. Pour aller où? Certains se regroupaient juste dans une même maison. Chacun attendait en espérant que les tueurs n’arriveraient pas jusqu’à chez lui.» Cagoules. De sa terrasse, Yahia voit un jeune assaillant s’affoler en apercevant les militaires. «C’était le seul, tous les autres étaient très calmes. Le chef a dit au jeune: « Fais ton travail tranquillement, prends ton temps. Ils n’interviendront pas.» Ce qui frappe Yahia, c’est l’extrême organisation des hommes armés. «Ce sont des gaillards robustes, habillés normalement. Quelques-uns seulement portent des cagoules noires, d’autres sont déguisés en Afghans, avec une barbe et des cheveux longs. Chacun fait son boulot: un groupe est chargé du guet, un autre défonce les portes, un troisième massacre. Ils tuent par petit morceau, une jambe, un bras, la tête. Ils se frottent les mains en faisant cela. Parfois, c’est comme un spectacle. Dans une maison, on a trouvé une femme agenouillée qui serrait contre elle ses deux enfants. Tous les trois n’avaient plus de tête.» Yahia s’arrête. Précise que les tueurs disent aussi «des choses aux gens»: «Mais cela, je ne peut pas le répéter.» Il faut insister. Yahia, qui sans broncher peut parler de la mort, s’embrouille et baisse les yeux. Puis lâche: «Ce sont des gros mots qu’on ne dit pas devant les femmes.»

Vers 4 heures du matin, les tueurs commencent à se replier. Alertés par le vacarme, des familles du voisinage sont accourues, venues mains nues à travers champs, pour voir si elles peuvent aider les leurs. «Il y a encore des courageux, dit Yahia. Une heure plus tard, les hommes armés sont partis en criant: « Adieu Bentalha, bienvenu à Baraki (la localité voisine, ndlr). C’est seulement alors que l’armée est entrée.»

Parmi les cadavres, ceux de deux tueurs. «L’un était habillé en Afghan, avec des seringues dans sa ceinture. Leurs complices leur avaient coupé la tête à tous les deux et les avaient emportées pour ne pas qu’on les reconnaisse.» Nouveaux tueurs. En six ans de conflit, le quartier de Bentalha était, pour son malheur, habitué à la violence.«Mais jusqu’en1996 environ, c’était autre chose», reprend le réfugié. Il esquisse un sourire, plaisante lui-même d’avoir l’air de regretter les massacres d’avant, par rapport à ceux d’aujourd’hui. «Au début, beaucoup de jeunes montaient au maquis, mais ils ne s’en cachaient pas. La nuit, ils revenaient parfois manger chez leur mère. On savait les choses sans les dire. Chaque mort était ciblée: policier, journaliste… Parfois, toute une famille y passait, des anciens partisans par exemple, qui avaient retourné leur veste. Maintenant, les premières vagues de recrues sont mortes. Les nouveaux tueurs sont différents.» Yahia dit qu’aujourd’hui, dans ce quartier qui l’a vu grandir lui et ses enfants, il ne comprend plus rien. Qui a tué, le 22 septembre? Yahia répond: «On est perdu, on est perdu, on est perdu.» Au cimetière de Bentalha, un homme est resté huit jours roulé en boule sur la tombe de tous les siens .

Florence AUBENAS

Source : https://www.liberation.fr/evenement/1997/10/23/bentalha-le-recit-de-dix-heures-de-tuerie-un-habitant-raconte-le-carnage-du-22-septembre-a-moins-d-u_217519

Image : Le 23 septembre 1997, les forces de l’ordre empêchent la foule de s’approcher des lieux du massacre.

 

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