C’était quelques mois à peine après l’indépendance. Je découvrais Bejaïa, sa corniche sinueuse et sa plage désertique sous un tapis de sable ocre qui s’étalait à perte de vue. Un air tropical. Cette géographie est sans doute à l’origine d’une inscription du deuxième siècle après J.-C. qualifiant Saldae, toponyme antique, de « Civitas splendidissima ».
Au volant du taxi, une DS 19 break, un homme d’une soixantaine d’années aux allures nobles et le verbe professoral me guidait. Aokas, Carvalho… De tout ce qu’il m’a dit en route sur la corniche, je me souviens surtout de cette phrase encore gravée dans ma mémoire : « Rappelle-toi jeune homme, notre ville a donné au monde le savoir mathématique il y a mille ans ». J’ai conservé ce mystère comme un jeu énigmatique jusqu’au jour où, au détour d’une lecture, je découvrais enfin l’incroyable histoire de Leonardo Fibonacci, le fils du bienheureux, de Guglielmo Bonacci.
Cet enfant italien deviendra plus tard l’inventeur de la fameuse suite qui porte son nom. Il est soustrait de sa Pise moyenâgeuse par un père soucieux du devenir de son enfant livré à lui-même. Il sera confié aux meilleurs enseignants de Bejaïa. Guglielmo Bonacci y occupait un comptoir pour la filière commerciale des Pisans. Il vivait de nombreux mois de l’année dans cette métropole africaine qui attirait tant d’Italiens. Bonacci était bien inspiré car son turbulent garçon, assagi sous la rigueur sans faille et le sens pédagogique de ses professeurs, révélait une vive passion pour les apprentissages et transmettra, plus tard, à l’Occident les secrets mathématiques et les chiffres arabes.
En 1067, An-Nasir occupa la région et son pôle portuaire. Il édifia de nombreuses constructions dont le château de la Perle (qasr el Lou’lou’) rasé pour bâtir les casernes de Bridja. Son fils, El Mansour, qui lui succéda en 1088, en fit la capitale des Hammadides. Il y réalisa alors un aqueduc pour l’alimentation de la ville en eau potable depuis Toudja, connue aujourd’hui pour ses eaux minérales. Il embellit également la nouvelle capitale par de splendides jardins et de nouvelles constructions dont Ksar el kawkab et le palais d’Amimoun qui se situait près du mausolée de Sidi Touati. La ville qui a exporté son style de vie et son architecture sur un large rayon géographique était divisée en 21 quartiers possédant 72 mosquées, toutes affectées aussi à la fonction scolaire classique des sciences. Avec un tel niveau de développement, Bejaïa, petite ville côtière de Kabylie, devint un pôle d’attraction pour les élites intellectuelles du monde musulman dont Al-Idrissi, géographe du roi Roger II de Sicile, le poète sicilien Ibn Hadmis, le grand mystique Abou Medyan l’Andalou, futur patron de Tlemcen ; des notables, des savants et des artistes attirés par le sentiment de sécurité d’une cité florissante, à l’abri des attaques.
C’est l’âge d’or. Bejaïa la douce inspirait le bien-être, la quiétude, l’attrait pour les sciences, la musique et le commerce. A la faveur d’un port très actif et ouvert outre-mer, la cité devenait un modèle de raffinement culturel. Un mode de vie et de mœurs qui n’étaient pas du goût d’Ibn Toumert, jeune étudiant venu de son petit village de l’Anti-Atlas marocain avec un caractère bien marqué par une rigueur ascétique. Il se préfigurait déjà dans sa divine mission de réformateur de l’islam et fondateur de la grande dynastie almohade qui règnera, du reste, sur un immense territoire jusqu’en Andalousie. L’année 1152 consacrera la chute du royaume. La ville est prise par Abdelmoumen. Le dernier Hammadide, Yahya ibn Abd al-Aziz s’embarque pour la Sicile et Bejaïa perd de son pouvoir et son attraction. Peu de temps après, Fibonacci découvre Bejaïa.
Au-delà des vicissitudes de l’histoire, la ville continue son flux commercial vers Palerme, Marseille, Pise et Venise ou Gênes. On y exportait une gamme de produits bruts ou manufacturés. L’élève apprend vite. Il découvre une science qui l’incite comme un jeu. Le jeune Italien apprit la magie des chiffres arabes, l’usage du zéro et les fractions. Dès lors, il s’associe à son père. Il voyage souvent pour le compte de l’entreprise paternelle. Il devait effectuer des transactions avec des pays utilisant des monnaies et systèmes de comptabilité différents. Son esprit scientifique et novateur voyait les choses autrement : il souhaitait harmoniser les calculs commerciaux à des fins pratiques. Ses nouvelles méthodes permirent d’innover les applications arithmétiques et les calculs commerciaux. Ainsi naquit son œuvre majeure le Liber abaci en 1202 qui révolutionna les mathématiques et la finance en Occident. Il se passionna également pour la géométrie et la trigonométrie auxquels il consacra l’ouvrage Practica geometriae en 1220. Il fut également une figure imposante dans la résolution de problèmes mathématiques, domaine dans lequel il s’illustra brillamment devant l’empereur romain Fréderic II lors d’un concours exceptionnel, dont on retrouve les énigmes et solutions dans son ouvrage Flos publié en 1225.
Aujourd’hui considéré comme un précurseur qui a introduit en Occident le mystère des chiffres, inconnus jusqu’alors. Fibonacci n’a pas toujours reçu la considération qu’on lui doit. A peine publié, son ouvrage Liber abaci sera aussitôt interdit par le Vatican. Mais trop tard, l’Europe adoptera pour toujours les chiffres arabes et les mathématiques modernes comme une bénédiction venue de Bejaïa malgré les réticences du Vatican. Et il en sera ainsi, sans doute, encore longtemps. En hommage au savant italien, la plus belle promenade de la ville porte son nom.
Rachid Lourdjane
Photo : Fatah Saadou