Lorsqu’on regarde Bab-El-Oued, aujourd’hui, il est difficile d’imaginer à quoi il ressemblait il y a 100 ans. Des appellations françaises y demeurent à ce jour, comme Basetta ou la Pompe, mais beaucoup ne savent pas leur origine.
Babzman vous propose un extrait d’un très long reportage, écrit par Jean Brune (écrivain, journaliste, caricaturiste et peintre) et publié dans les pages de la revue « La Dépêche Quotidienne d’Algérie » au milieu des années 50. Même si le texte est profondément pro-colonialiste et de ce fait parfois rageant pour nous aujourd’hui, il n’en demeure pas moins qu’il nous donne quelques clés pour comprendre la naissance de ce quartier et à quoi il ressemblait au départ.
Un homme et un argot résument depuis un demi-siècle ce faubourg plus peuplé que Tours, Dax, Arles ou Vesoul. L’un et l’autre portent le même nom : Cagayous. Mais la silhouette de l’homme s’est estompée, et l’on parle à l’Académie.
Il n’est plus nécessaire d’emporter le glossaire de Musette pour se faire comprendre à Bab-El-Oued… et il faut découvrir un successeur à Cagayous.
La difficulté commence, quand on tente de trouver une formule capable d’enfermer en quelques mots, ce qui fait le charme et l’originalité de Bab-El-Oued et de résumer la diversité des personnage qui y vivent dans le raccourci d’une silhouette.
C’est pourtant par là que je veux commencer ce reportage.
Alors qu’est-ce que Bab-El-Oued ?
Ce n’est pas seulement un quartier espagnol, car aux premiers carriers de Valence sont venus se rejoindre les pêcheurs napolitains, les charretiers des Baléares, les laitiers maltais, les maçons de Lombardie et les maraîchers mahonnais.
On ne peut pas dire non plus que ce soit un quartier populaire parce que ce mot que tous les imbéciles ont voulu annexer à leur sottise, a perdu l’essentiel de son sens.
Est-ce un quartier pauvre ?
La fortune ne suffit heureusement pas à définir les hommes.
Comment dessiner le personnage type de Bab-El-Oued ?
Est-ce l’une de ces filles brunes à la jupe trop serrée, parée d’une rose ou d’un œillet rouge, comme on en voyait autrefois sur les calendriers publicitaires des cigarettes Berthomeu ?
Est-ce un garçon chaussé d’espadrilles, ou perché sur des talons un peu trop haut, et qui a noué un foulard sur une blouse en « bleu de chine » ?
Bab-El-Oued a, sans doute, été tout cela à la fois. Mais il ne se reconnaît plus dans ces images, et s’il en évoque parfois la couleur et le pittoresque, ce n’est jamais que pour en sourire, comme on s’amuse à feuilleter les photographies délicieusement surannées des albums de famille.
Non… Bab-El-oued, c’est désormais autre chose ! …
Ce n’est pas une ville espagnole, ni italienne, ni française… C’est une ville nouvelle…une ville comme il n’en existe nulle part ailleurs.
C’est une ville-synthèse.
Elle est née du brassage de tout ce que la Méditerranée compte de pèlerins de l’aventure, dont les yeux son accoutumés à chercher au-delà de l’horizon de la mer d’insaisissables eldorados.
C’étaient des Napolitains orgueilleux, des Maltais subtils, des Corses fiers comme des condottières, des Andalous nonchalants, des Calabrais têtus, des Catalans tragiques… et des Français plus sceptiques que toutes les races du monde puisqu’ils sont capables de rire même des miracles qu’ils accomplissent.
Par un curieux paradoxe, ces hommes qui couraient derrière des trésors, les apportaient avec eux. Ils venaient en Afrique chercher je ne sais quel bonheur de vivre cueilli à la pointe des palmes nonchalantes. Ils ne l’ont pas trouvé. Mais ils ont importé un prodigieux acharnement au travail, et toutes les traditions latines qui comptent parmi les plus somptueuses du monde.
Ils ont surtout apporté la gaieté et la jeunesse des races régénérées par les échanges… une vivacité que les bourgeois glacés et pincés jugent vulgaires mais qui n’est qu’une manifestation de la spontanéité des gens sincères et simples… la bonhommie familière des peuples qui ont trop souffert pour ne pas avoir appris les vertus de l’indulgence… et qui savent dissimuler les soucis quotidiens derrière des plaisanteries et des rires qui sont la pudeur des gens pauvres.
Voilà Bab-El-Oued.
On ne peut plus le définir à travers le nom d’une race ou la silhouette d’un homme.
C’est un garçon moins débraillé qu’on ne l’imagine, c’est une fille moins compliquée que celles qui planent sur le pavé réputé chic de la rue Michelet… Ce sont, peut-être, plus simplement, des garçons et des filles qui s’abandonnent à la gaieté de vivre à leur guise.
C’est le quartier où l’on assiste tous les jours au fascinant triomphe de la jeunesse et de la vie.
Pour comprendre la naissance du quartier de Bab-El-Oued, il suffit de regarder le plan d’Alger de 1830.
Sur une arête rocheuse, face à la vieille tour de l’Amirauté, il y a la ville. Elle est enfermée dans des remparts qui passent d’un côté, là où s’élèvent le lycée Bugeaud et la caserne Pélissier et de l’autre la place de l’Opéra et le square Bresson-Briand. C’est ce que nos appelons La Casbah. Elle forme un trapèze appuyé à la mer que l’on retrouve comme une tache blanche sur toutes les gravures du passé et dont le petit côté -celui du haut- est fermé par les fortifications qui protègent le palais du Dey, entre la prison civile et la vieille Porte- Neuve.
Dans la ville, les classes sociales, sont étagées assez curieusement, le long de la pente la hiérarchie épouse le relief. En haut il y a le Dey enfermé dans son palais parce qu’il redoute les mouvements d’humeur du peuple et les intrigues des ambitieux. Au centre il y a les bourgeois et les commerçants. En bas, le même peuple, des marins et les esclaves parqués dans les bagnes.
A gauche de ce trapèze blanc au-delà des remparts s’ouvre l’amphithéâtre aristocratique de Mustapha et sur ses pentes boisées, s’élèvent de luxueuses villas aux jardins de rêve tout bruissant de la chanson conjuguée des sources et des palmes… Les corsaires célèbres se soustraient à l’autorité parfois trop ombrageuse du Dey et cachent dans le secret de ces retraites fleuries, le sourire de belles favorites.
A droite au contraire – ou si vous préférez au Nord-est – l’arête d’El-Kettar est le domaine des morts, et les basses terres abandonnées en terrains vagues servent de dépôt d’ordures. Le fort qui occupait l’emplacement de la caserne Pélissier s’appelait Bordj Ezzoubia ou fort des ordures.
Enfin, au fond du cloaque, dans la grande faille qui s’ouvre entre les pentes d’El-Kettar et les contreforts de la Bouzaréa, coulait l’oued… le fameux oued qui allait donner son nom à la nouvelle Babel latine. Il se jetait entre la Consolation et Nelson, à hauteur de la gare désaffectée… et la porte qui donnait sur ce désert nauséabond s’appelait tout naturellement Bab-El-Oued… la porte de l’oued.
Quand les premières unités du corps expéditionnaire descendues du Fort l’Empereur furent entrées à Alger, par la Porte Neuve, dans la matinée du 5 juillet 1830, on logea les soldats dans les bagnes, rendus disponibles par la libération des esclaves et les états-majors réquisitionnèrent alors les palais officiels.
Mais la ville étouffait déjà dans le corset de ses remparts, et le futur destin des faubourgs d’Alger fut amorcé tout naturellement suivant un plan ébauché depuis longtemps par les habitudes. Les généraux s’installèrent dans les luxueuses villas de Mustapha. Les cabaretiers et les truands allèrent rejoindre au-delà des cimetières et des dépôts d’ordures, la foule des coupe-jarrets qui y vivaient déjà un peu en marge des règlements édictés par la police du Dey d’Alger. Puis surgirent les émigrants faméliques, venus de Valence. Ils suivirent la crue. Ils trouvaient au-delà des portes de Bab-El-Oued à la fois un gîte et un moyen de vivre : la Carrière.
La fameuse carrière d’où l’on commençait à extraire la pierre que l’on engloutissait dans les travaux de la ville et du port. Et c’est pourquoi le plus vieux quartier de Bab-El-Oued s’appelle la Cantéra : la Carrière.
Alors apparurent, venus de tous les rivages et de toutes les îles de la Méditerranée, les pêcheurs napolitains, les Mahonnais et les Maltais qui se firent pêcheurs, maraîchers ou laitiers. Ils retrouvèrent à la Cantéra avec les échos de toutes les chansons de la mer latine, des hommes qui parlaient à peu près la même langue.
Bab-El-Oued devint un village et la vie s’organisa selon les rythmes simples qui commandent à l’épanouissement de toutes les communautés humaines. Il y eût le bassin où l’on faisait boire les chevaux et où les filles lavaient le linge. Il y eût les écuries où l’on abritait les bêtes qui tiraient les chariots chargés de pierres. Il y eût « le trou » où les gosses allaient déchirer leurs culottes.
Quand il y eut les Messageries et le Moulin, Bab- El-Oued sut qu’il était devenu un gros bourg, et pour le lui confirmer, on le dota d’une gare.
Enfin, quand s’élèvent les Manufactures, les descendantes des Carriers valenciens se firent cigarières. Les nouvelles « carrières » d’où Bab-El-Oued tirait l’essentiel de sa vie s’appelèrent Berthomeu, Job ou Bastos et le faubourg eut la fierté d’apprendre qu’il avait dépassé en cent vingt ans, plus de cinquante villes françaises qui étaient déjà célèbres quand Bab-El-Oued n’existait pas encore.
Cependant, les tapes de cette prodigieuse histoire ne sont pas gravées dans le marbre des monuments. Elles survivent simplement dans la mémoire des hommes à travers les noms des quartiers de Bab-El-Oued.
Le bassin où les chevaux allaient boire, c’est la Basetta et l’on dit encore le quartier de la pompe, celui des Messageries de la Gare ou du Moulin.
La naissance et l’évolution de Bab-El-Oued, c’était, si l’on peut accoler ces deux mots, une petite épopée faubourienne et elle doit une part du prestige qui nous ravit encore au talent d’un homme qui a su en enfermer la diversité en un seul nom : Cagayous.
Nous reviendrons naturellement sur ce héros désormais légendaire et sur le cadre où s’est écoule sa vie savoureuse. Mais avant d’en finir avec ce chapitre, il faut noter l’étonnant symbole que propose Bab-El-Oued au désarroi de notre temps.
Car tous les hommes si différents et si semblables, venus de tous les horizons de la mer lointaine, le génie français a su les rassembler pour leur donner le goût et le sens d’un avenir commun. Il n’ont pas oublié les races auxquelles ils appartiennent encore, mais ils ont accepté de s’étaler à une grandeur d’une tâche collective.
Il est ainsi prouvé que l’union, la fraternité et la paix sont des miracles possibles, quand ils ne sont pas empoisonnés par de stupides arrière-pensées racistes, ou par la régression de l’intransigeance religieuse.
C’est la plus belle leçon de Bab-El-Oued.