En remontant le fil des archives religieuses, on retrouve la trace d’un nommé Mohamed Ben Ali, mufti hanéfite officiel de la régence d’Alger de 1737 jusqu’à 1755. De son vrai nom sidi Mohamed Ben Ali Ben Sidi Mohamed El Mehdi Ben Sidi Ramdan Ben Youssef El Oldj, Sidi Ben Ali était le lointain descendant d’un renégat janissaire (El Oldj signifiant en arabe esclave chrétien converti à l’islam). Ce renégat, qui serait arrivé avec les Turcs, a laissé derrière lui toute une lignée familiale d’hommes religieux qui se sont consacrés au service des Ottomans, muftis et poètes, de père en fils. Ce qui confirme que le cimetière était celui d’une famille de lettrés religieux, à laquelle appartenait peut-être Sidi Hassan Pacha.
Sidi Ben Ali était donc mufti à la fin du 18ème siècle. A l’époque de la régence d’Alger, le mufti hanéfite représentait le courant ottoman –minoritaire et il siégeait au conseil supérieur judiciaire de la charia, aux côtés du mufti malékite –majoritaire (mais c’est la voix hanéfite qui était la plus importante). Haut placé dans l’État, le mufti hanéfite assistait également au diwan du pacha. Sidi Ben Ali avait donc le titre de « Cheikh El Islam », il faisait des fatwa, prêchait tous les vendredis au « Djaama Jdid » (Mosquée de la pêcherie) et enseignait le droit islamique.
Mais Sidi Ben Ali était surtout un grand poète très apprécié des lettrés de l’époque. Inspiré sans doute par le courant hanéfite (moins rigoriste que le malékite, ce sont les muftis hanéfite du 17ème siècle par exemple qui ont encouragé les chanteurs algérois à adapter les airs de noubas andalouses aux textes religieux) et influencé par la tradition soufie alévie bektachi (derviches tourneurs) pratiquée par ses ancêtres janissaires, Sidi Ben Ali avait une prose très libre. Il maîtrisait aussi bien le medh religieux que la poésie amoureuse (ghazl), réunissant les styles poétiques du Maghreb, de l’Andalousie et du Moyen-Orient. Ses poèmes abordaient l’amour mystique, le vin spirituel, l’amour courtois, et le culte de la femme. Ils ont été un temps réunis dans un manuscrit, le « Diwan de Ben Ali », mais qui a été perdu. Persistent seulement quelques œuvres fragments (voir dans نحلة اللبيب بأخبار الرحلة إلى الحبيب).
Extraits du Diwan Ben Ali
هاج لغرام :
ما انتي إلى راحتي و علاجيقسماً بصبح جبينك الوهاج
Contre ses détracteurs rigoristes malékites :
يلومونني في العشق و الكأس و الغناء و قالوا سفيه الرأي غير مصيب
وهل لدة الدنيا سوى صوت مطرب و نشوة خمر و عناق حبيب
Après le décès de sa femme :
رأيت بها عصر الشباب معاصري و خيلت أني كنت من سكان عدن
فما راعني إلا النوى صاح صحية فزعزع من عرشي و ضعضع من ركني
و قال لمن كانت حياتي و راحتي و ريحانتي: قومي إلى منزل الدفن
فحالت يد الأقدار بني و بينها فأصبحت مسلوب الحجا ذاهل الذهن
Sidi Ben Ali est décédé en 1755, et a été inhumé dans ce petit cimetière privé familial d’origine ottomane. Après lui, deux filles de Sidi Hassan Pacha ont été enterrée au même endroit. Peut-être étaient-ils tous de la même famille ? Ce n’est qu’une hypothèse. Puis l’endroit est devenu un lieu de pèlerinage très visité par les femmes de la Casbah.
Retracer l’histoire de ce genre de lieux n’est pas aisé, en effet, la Casbah d’Alger a subi plusieurs agressions tout le long de son histoire mouvementée et beaucoup d’informations, de manuscrits, d’inscriptions ont été malheureusement perdues. Même la mémoire des lieux se perd, en effet les habitants de la Casbah changent rapidement et les histoires locales partent avec les gens qui les emmènent dans leurs bagages, ailleurs. Les femmes ne vont plus visiter Sidi Ben Ali et est-ce que les grands-mères racontent encore l’histoire d’amour impossible de Fatma et N’Fissa? On retrouve aussi la mémoire de cette légende dans le chaabi, qui avait mis en musique cette histoire dans le titre «sbayate zouj» (Deux jeunes filles), écrit par l’auteur Mahboub Bati et chanté par Hachemi Guerrouabi. Cette chanson est un véritable clin d’œil à Fatma et Nfissa et on la retrouve également sous une autre forme qui semble plus ancienne dans le maalouf de Constantine et Tunis avec le titre « Ardhouni Zouz sbaya », qui reprend le thème de l’histoire d’amour d’un homme pour deux femmes. Les deux princesses, Fatma et N’fissa, faisaient donc partie de ces familles riches et régnantes d’origine ottomane installées depuis longtemps à Alger, qui ont habité les beaux palais de la Casbah et gouverné à une époque où la ville était bien différente d’aujourd’hui. Mais il faut encore des recherches historiques et archéologiques plus poussées, car la Casbah a beaucoup d’histoires perdues à raconter qui entremêlent légendes et réalité.
Kahina Oussaid-Chihani
Références :
- – Albert Delvoux, Les édifices religieux de l’ancien Alger, 1870
- -Louis Bertrand, Le Jardin des princesses, Revue des Deux Mondes, 6e période, tome 37, 1917
- -Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger, 4 février 1910, BNF, Gallica
- -Henri Klein,Feuillet El Djezair, Les édifices religieux, 1937
- – صفحات من تاريخ مدينة الجزائر من أقدم عصورها إلى انتهاء العهد التركي,نور الدين عبد القادرالبسكري (1890-1933), Dar El Hadara, BirTouta Alger, réédité en 2007, p.169
- – p.299, أبو لقاسم سعدالله، تاريخ الجزائر الثقافي (مجلد 2)، دار الغرب الإسلامي، بيروت، 1998
- – Achour Cheurfi, Écrivains algériens: dictionnaire biographique, Casbah éditions, 2004 – 415 pages,
p.72 - – Alain Romey,Tradition orale de la musique classique andalouse arabe à Alger, Cahiers de la Méditerranée, Année 1994, 48 pp. 37-47
- -Alaoui, A. (2009). Poésie et musique arabo-andalouse : un chemin initiatique. La pensée de midi, 28,(2), 71-90. https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2009-2.htm-page-71.htm.
- -نحلة اللبيب بأخبار الرحلة إلى الحبيب »، طبع بالجزائر 1902, مفتي المالكية فالجزائر بلقرن م18ابي العباس سيدي أحمد بن عمار
- – Hocine Neffah,journal L’Expression, jeudi 04 janvier 2018 – https://www.lexpressiondz.com/actualite/283245-la-casbah-ne-se-rend-pas.html
- – Lucienne Fabre, Tout l’inconnu de la Casbah, chapitre 19, page 225-226, 1933. Ed. Ed. Baconnier Frères
- Illustration à la une : A gauche, épitaphe de Fatma bent Hassan Bey. A droite épitaphe non déchiffré. Cimetière de la mosquée Sidi Ben Ali, Casbah Alger. Photo Kenzi Belaboid 2018
- Illustration intérieure : -Örfi destarlı kavuk- sculpture de turban en pierre posée au-dessus des pierres tombales de dignitaires religieux ottomans. Blog d’histoire ottomane www.tarihduragi.com
- illustration : Gustave Lemaitre – cimetière sidi ben ali casbah, exposé au Salon des artistes français 1906, collection privée