La légende nous raconte qu’il y a très longtemps, un calife au grand harem était éperdument amoureux d’une seule femme, Mordjana, son esclave noire, qui n’était pas très jolie. Elle aurait réussi à charmer le roi, grâce à un talisman mystérieux caché dans ses cheveux, toute sa vie durant. Mais Mordjana mourut d’une maladie, et, le précieux talisman qui la faisait paraître belle aux yeux du calife, passa à la laveuse qui préparait son linceul.
Le roi désirant revoir Mordjana avant de l’ensevelir alla se recueillir devant elle, et quelle ne fut pas son étonnement de découvrir sa laideur, qui n’était plus cachée par le talisman. Mais comme la vieille laveuse le portait maintenant, elle devint à son tour la favorite du calife. Alors ils se marièrent et eurent deux fils! Avant de mourir, la laveuse confia son talisman à l’imam du calife, Cheikh Noureddine el Ispahani, en lui disant : « Dans ce talisman est le grand nom de Dieu que l’on n’invoque jamais sans être exaucé ». Quarante savants transcrivirent alors cet écrit, et la renommée du talisman se répandit bientôt dans tous les pays de l’Islam.
Depuis, le harz Mordjana (appelé aussi le « Talisman de la laveuse » ou « Talisman de la concubine ») fût recherché par toutes les femmes qui voulaient se faire aimer d’un homme.
Voilà donc l’histoire du célèbre Harz Mordjana, le talisman d’amour, comme elle se raconte depuis les débuts du 20ème siècle. Car il existe une autre version plus ancienne.
Haroun Errachid et Charlemagne
En cherchant un peu, on découvre qu’une autre version de cette légende existe, c’est celle de Mohamed Ibn El Hajaj el Tilimssani, auteur soufi du 14ème siècle. Dans son ouvrage Choumous el anwar wel asrar el koubra (Lumière des lumières et des grands secrets), il nous apprend l’identité de ce grand calife amoureux, qui n’est autre que Hâroun ar-Rachîd! Dont l’esclave noire et favorite s’appelait Khalissa – et non pas Mordjana – (mais tout le reste de l’histoire est la même). Et ça ne s’arrête pas là, car à la même époque que Hâroun ar-Rachîd régnait en Europe l’Empereur Charlemagne, qui lui aussi, aurait vécu le même ensorcellement amoureux! En effet, selon une chronique du moyen-âge, on raconte que Charlemagne fut épris d’une vieille et laide allemande (Fastrade de Franconie) qui réussit à le charmer par la vertu d’un anneau magique (khatem?) qu’elle avait sous la langue. Après la mort de cette femme, Charlemagne était inconsolable et se refusait à l’enterrer. L’anneau fut alors retiré de la bouche de la femme et jeté dans un lac, par l’archevêque Turpin. Et Charlemagne fut alors révulsé de voir dans sa chambre un cadavre dont aucun talisman ne lui cachait plus la laideur, et il ordonna enfin de l’ensevelir. Mais, dit-on, le roi s’attacha beaucoup au lac, où avait été jeté l’anneau, et construisit tout près un château qu’il ne quitta plus….
Ainsi, on retrouve la même légende, presque mot pour mot, chez deux grands rois qui vécurent à la même période (8ème, 9ème siècle) et qui étaient en contact (les deux royaumes tentèrent d’établir plusieurs alliances commerciales et militaires« abbasido-carolingienne »).
En tout cas, Khalissa fut ainsi remplacée plus tard, dans la tradition et les écrits, par Mordjana. En arabe Mordjan veut dire « corail », corail auquel on attribue la vertu de favoriser l’amour. Alors, peut-être qu’à force de porter des harz dans des colliers de corail, on associa les deux, Harzet Mordjan, ce qui finit par devenir le fameux Harz Mordjana?
Aujourd’hui, le Harz Mordjana est encore demandé, discrètement, aux talebs et autres pratiquants de la rouqya char’iya (magie blanche ou légale). Son champ d’action s’est considérablement élargi avec le temps. En plus d’attirer l’être aimé, il est devenu un remède universel, prescrit par les talebs contre tous les maux. On peut lire dans les versions qui circulent actuellement sur Internet et les manuscrits les plus récents que Harz Mordjana permet aussi de : détruire les sortilèges, faciliter l’enfantement, aider à la vision, guérir l’angoisse, la migraine, les affections du dos et même le cancer, libérer les prisonniers, faire taire les bébés qui pleurent trop… mais surtout et toujours, marier les filles célibataires, en rendant fou d’amour l’homme qui les regardera…
Kahina Oussaid-Chihani
Bibliographie :
- Mohamed El Fassi, manuscrit arabe 1663-1664, conservé à la BibliothèqueNationale de France (BNF), fond domaine public consultable sur Internet https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b110021914/f28.item
- Manuscrit « Harz Mordjana » peut être consulté à l’université d’Adrar, portail national des manuscrits : https://pam.univ-adrar.dz/home/
- Manuscrit Harz Mordjana, bibliothèque Abdelaziz El Saoud, Casablanca, Maroc
- Octave Depont et Xavier Coppolanie, Les confréries religieuses musulmanes, Alger, 1897
- Edmond Doutté, Magie en Afrique du nord, 1909
- Tuchmann, in Mélusine (Mélusine : revue de mythologie, littérature populaire, traditions et usages), IX, 1898-1899, p. 128.
- Gene W. Heck, Rowman & Littlefield, When Worlds Collide: Exploring the Ideological and Political Foundations of the Clash of Civilizations, 2007, 261 pages
- Mohamed Ibn El Hajaj el Tilimssani, Choumous el anwar wel asrar el koubra
- Ahmed Al Buni, Shams el Maarif
- Mohand AkliHaddadou, L’origine du prénom Mordjana, Liberté, 24/07/2014
- Lafferière, Catalogue descriptif illustré des principaux ouvrages d’or et d’argent de fabrication algérienne, 1900
- Paul Eudel, L’orfévrerie algérienne et tunisienne, 1902
- Chronique du pseudo-Turpin et la chanson de Roland
- https://www.quaibranly.fr/fr/explorer-les-collections
- H. Camps-Fabrer et M. Morin-Barde, « Amulette », in Encyclopédie berbère, 4 | Alger – Amzwar [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 07 décembre 2018. URL : https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2487
- Image : Ahaggar. Touaregs portant des colliers avec boites à harz (Terewet), à gauche carré pour homme, à droite triangulaire pour femme. Photo Marcel Gast, encyclopedie berbère (amulette)