Singulière et plurielle
A la fois mémoires, confessions et réquisitoire, Histoire de ma vie, de Fadhma Aïth Mansour Amrouche est une œuvre pionnière et rare dans la littérature algérienne.
Paru pour la première fois en 1968 aux éditions François Maspero, son préfacier, Kateb Yacine, présentait le texte comme «un défi aux bouches cousues : c’est la première fois qu’une femme d’Algérie ose écrire ce qu’elle a vécu, sans fausse pudeur et sans détour».
C’est au fils et brillant poète, Jean El Mouhoub Amrouche, et à la fille, écrivaine et chanteuse de talent, Taos Amrouche, qu’on doit la publication de cet ouvrage. Les deux enfants prodiges ont fortement encouragé leur mère à raconter l’histoire d’une vie faite d’exils successifs vécus comme autant d’arrachements, de souffrances, mais aussi de dépassement de soi et de découvertes.
Fadhma Aïth Mansour, née à Tizi Hibel en 1882, est décédée en France en 1967. Elle a connu le rejet de la tribu dès sa naissance. En effet, elle était cette enfant «naturelle» dont il fallait se débarrasser pour sauver l’honneur de la famille. C’était compter sans sa mère-courage, Aïni, qui l’élèvera et la protégera du mieux qu’elle pourra. Elle connaîtra l’école française, puis l’éducation catholique, chez les Sœurs blanches.
Elle ne se convertira pourtant qu’à la veille de son mariage avec Belkacem (catholique de longue date) pour ne pas faire entorse aux convenances. Elle restera une«libre penseuse», plus proche de la philosophie Lumières que du dogme chrétien. Elle connaîtra aussi les déplacements de foyer en foyer, puis de pays en pays.
Là où elle va, le vernis de civilisation ou de solidarité s’effrite vite et l’expérience du rejet est renouvelée. Elle expérimente la cruauté chez les Sœurs-blanches de l’orphelinat, d’où sa mère la sortira. Enthousiasmée par les études, son éducation sera interrompue par la fermeture de l’école de Taddarth-Ou-Fella. Cette école qui lui avait fait connaître l’expérience de l’acculturation, cette école qui l’avait rebaptisée Marguerite, l’invitait à revenir parmi les siens, puisque, de toute façon,«elle était en âge de se marier».
Mais les siens n’étaient plus totalement siens et Fadhma sera toute sa vie comme en décalage, voire étrangère, à toutes les appartenances. Son salut, elle le trouve dans la rêverie dispensée par la culture orale kabyle qu’elle connaissait profondément.
Ce savoir et cette fibre poétique elle les transmettra aussi à ses enfants. Il nous suffit pour nous en convaincre de lire les poèmes et contes magnifiquement réécrits par Jean El Mouhoub Amrouche ou Taos Amrouche. La consolation, elle la trouvera aussi chez un mari aimant et une famille unie malgré les grandes difficultés matérielles auxquelles elle fait face tout au long de leur pérégrination entre l’Algérie, la Tunisie puis le retour en Algérie, avec l’espoir de s’installer sur la terre des ancêtres, et enfin la mort du mari, le départ en France où les enfants étaient partis depuis longtemps.
Au-delà de la vie tumultueuse que raconte l’ouvrage, c’est aussi la profonde sincérité et la langue limpide de l’auteur qui séduit les lecteurs de génération en génération. Fadhma Aïth Mansour se raconte sans emphase ni colère, sa voix toute en intimité égrène le chapelet d’injustices, de déceptions et d’arrachements en déroulant le fil de sa vie.
Totalement tournée vers le témoignage, cette œuvre permet pourtant plusieurs lectures. Si le contexte d’écriture est important, celui de la lecture est aussi tout aussi déterminant. Le texte dévoile ainsi différentes facettes selon les questions qu’on lui pose. Voilà donc que l’essayiste Aïcha Bouabaci nous propose une lecture nouvelle de Histoire de ma vie, avec des rapprochements inédits et parfois surprenants. Elle annonce la couleur dès le titre de son essai qui vient de paraître aux éditions Tira : Histoire de ma vie de Fadhma Aïth Mansour Amrouche ou l’histoire d’une sans-papiers singulière».
Bouabaci opère un parallèle de près d’un siècle entre le parcours de Fadhma Amrouche et les émigrés clandestins qui tentent aujourd’hui leur chance en Europe. Les deux ont en commun de vivre dans des circonstances historiques violentes qui poussent aux déplacements et font voler en éclats les repères apparemment immuables en temps de paix. Bouabaci élargit la focale autour de l’histoire de la vie de Fadhma. Elle nous rappelle qu’elle a traversé deux guerres mondiales et une guerre anticoloniale. Elle a non seulement connu l’exil comme aujourd’hui les «sans-papiers», mais aussi la difficulté de survivre avec un statut instable et une identité douloureuse. En dépit de ses efforts pour intégrer la culture française, les «Européens» ne manqueront pas de marquer leur distance pour la ramener à sa sempiternelle condition d’«indigène». Du côté du clan, la rupture est consommée dès sa naissance et la marque de la «honte» initiale lui restera attachée éternellement pour expier la faute de ses géniteurs. L’essayiste propose également des pistes de comparaison tous azimuts, par exemple avec le parcours de Flora Tristan, grand-mère de Gauguin, elle aussi non reconnue par son géniteur. L’essayiste montre que la condition d’enfant né hors mariage est dure, voire tragique, sous différentes latitudes et dans diverses cultures.
Elle évoque ainsi le récit de Monique Iboudo (Le mal de peau) au Burkina Faso, ou celui de Noufissa Sbaï (L’enfant endormi), au Maroc. Plus loin, Bouabaci dessine les parcours croisés de Fadhma Mansour et d’Isabelle Eberhardt, entre islam et christianisme. Ailleurs, elle fait appel aux lumières de l’histoire et de la sociologie pour mettre en contexte la scolarisation et la conversion de Fadhma Amrouche, mais aussi son exil tunisien et français qui sont éclairés par les politiques coloniales de l’époque et les mouvements de populations. Au-delà de l’approche académique de l’auteure, enseignante normalienne, cet essai est aussi un hommage personnel assumé. Une tentative de cautérisation des différents déchirements subis par Fadhma Amrouche et un touchant témoignage d’admiration. L’hommage est plus largement destiné à tous ceux qui paient le prix du dépassement des frontières (territoriales ou culturelles) par l’errance et le rejet. Avec sa lecture sensible empruntant les outils de la critique littéraire, Bouabaci nous raconte la dure condition d’exil, où la vie devient un constant combat pour la survie.
Native de Saïda, où elle vit actuellement, Aïcha Bouabaci a longtemps porté l’envie de rendre hommage à la femme exceptionnelle que fut Fadhma Amrouche. C’est dans une forme d’exil que se cristallisera la réalisation de ce projet. Ayant trouvé refuge en Allemagne durant la décennie de terrorisme, elle enseignait la littérature à l’université de Heidelberg. C’est dans ce cadre qu’elle intégrera l’œuvre de Amrouche dans son programme. De lecture accessible pour ses étudiants non francophones, Histoire de ma vie fut aussi le moyen de raconter le quotidien du petit peuple en Kabylie à l’ombre des grands bouleversements de l’histoire.
Le texte prendra par la suite forme dans l’optique de l’obtention d’un DEA à l’université Louis Lumière de Lyon en 2003. Au lieu d’un travail universitaire, elle présente aujourd’hui ce qu’elle décrit comme «Un regard très personnel sur un parcours spécifique, un aveu spontané pour honorer une femme de cœur et une écrivaine authentique».
Cet hommage, qui est donc autant une œuvre de l’esprit que du cœur, est aujourd’hui publié par les dynamiques éditions Tira avec une belle préface de Pierre Amrouche, petit-fils de Fadhma Amrouche.
Ce dernier rappelle que l’engagement ne consiste pas toujours à prendre parti. Dans le cas de Fadhma Amrouche, sa propre vie était le théâtre de combats acharnés entre diverses appartenances, diverses identités. Du reste, le petit-fils nous rappelle que «sa seule patrie sera celle de l’esprit où la poésie tenait la première place».
El Watan
Walid Bouchakour