Elle fit ses adieux à ses irremplaçables servantes, leur dédia un regard sans prix, mit un poignard sous ses robes et prépara une dose de poison. Aroudj vint la voir peu après. Il avait laissé son bras gauche devant la porte Bab-el-Lous de Bougie. Il s’en fallut de peu, qu’il ne perdit ce jour là l’œil droit.
S’approchant de la Princesse assise sur un sofa, il allait l’assiéger de déclarations énamourées, lorsqu’on guise de baiser il reçut un coup de poignard à son seul bras valide. Pendant qu’il appelait à la garde, Zaphira avalait la mixture préparée par ses soins. Pas le moindre gémissement n’échappa de ses lèvres, pas une ombre de douleur n’altéra son visage sur lequel planait déjà la mort semeuse de paix.
D’après une tradition orale de Miliana, les paysannes qui, par les nuits sans lune, se hasardaient aux abords du cimetière du bourg, se sentaient happées par une main invisible. C’était disaient-elles, celle de la Princesse, pâle fantôme qui se mouvait lentement, escortée par ses infortunées servantes.
A la suite de cette sanglante histoire, Aroudj s’enlisa dans le brouillard de ses machinations, et s’enténébra davantage. Irritable, s’impatientant pour un rien, il n’accepta aucune faiblesse, ni la sienne, ni celle des autres. Entrant dans la Jenina en maître, sortant de même, il outragea les fonctionnaires et les cadis, choqua la sensibilité pourtant peu stricte de ses compagnons et se montra arrogant à l’égard de ceux dont il pensait n’avoir besoin d’être obéi, cette vision lui procurait une ivresse indicible, et semblait le consoler de ses déboires amoureux.
Il n’était plus le même ! Attitude et gestes inconsidérés et bizarres, des pensées qui l’absorbaient et le séparaient des siens. Par moment, il levait la tête vers les arbres fruitiers, tirait de sa ceinture son couteau, cueillait un fruit, l’ouvrait, le rejetait, en prenait un second, un troisième, et poussait des exclamations d’enfant gâté lorsqu’il apercevait dans la chair molle des vers grouillants. L’on murmurait que ses joues se coloraient, giflées autant par l’émotion que par les palmes des acacias lorsqu’il longeait la chambre de Zaphira suspendue dans les sycomores…
Il en avait banni jusqu’au souvenir de celle qu’il considérait comme la femme de sa vie, faisant disparaître les volières, les singes poussant des crissements dans leur cage lors de la veillée funèbre de leur maîtresse, le respectable lion du palais et les quatre chiennes dont l’une au moins l’avait mordu au mollet et qui, de leurs yeux chargés d’esprit, jetaient sur sa veine agitation une lueur un peu méprisante.
Son aspect terrifiait à présent tout son entourage. Le corsaire en fit la brusque expérience avec son cheval qui, ne l’ayant pas reconnu, le jeta bas au moment où il l’enfourchait. Se pourléchant au simulacre de massacre dans les jardins verdoyants, errant dans le palais que le souffle de la mort avait transformé en tombeau, il refusa apparemment tout repos et demeura longtemps seul, tel un orage dans la paix du soir et le grand silence du sommeil.
Ainsi s’acheva l’histoire de l’amour insatisfait, de Baba Arroudj envers la princesse Zaphira…
Illustration : peinture de J-B Tissier, Une Algérienne et son esclave (1860, 130 ×97 cm), exposée au musée du Quai Branly, à paris
B. Babaci
Écrivain-chercheur en histoire
Retrouvez les premières parties des histoires d’amour dans la régence d’Alger sur babzman :
https://www.babzman.com/2014/saga-les-histoires-damour-dans-la-regence-dalger-par-b-babaci/ (présentation)
https://www.babzman.com/2014/saga-les-histoires-damour-dans-la-regence-dalger-par-b-babaci-2/ (partie I)
https://www.babzman.com/2014/saga-les-histoires-damour-dans-la-regence-dalger/ (partie II)
https://www.babzman.com/2014/saga-les-histoires-damour-dans-la-regence-dalger-partie-iii-echange-epistolaire-entre-baba-arroudj-et-la-princesse-zaphira/ (partie III)
https://www.babzman.com/2014/saga-les-histoires-damour-dans-la-regence-dalger-entre-passion-et-haine/ (partie IV)