Octobre 1988 a été un tournant décisif pour les médias en Algérie. Dernier baroud d’honneur du pouvoir qui traitera au début cette révolte de simple « Chahut de gamins » il représentera aussi le baroud d’honneur médiatique d’un pouvoir à bout de souffle et d’idées.
Personne n’oubliera l’image du camion régie de l’ENTV, renversé puis brulé par la foule, qui illustre le clip de la chanson Free de Stevie Wonder, l’image était celle de l’effondrement d’un des piliers du régime, celui de la propagande.
Octobre 1988 est venu quelques mois après la naissance, en temps d’absence de pluralisme médiatique, du Mouvement des journalistes algériens (MJA). Ce mouvement né après la répression du pouvoir, par une vague de licenciements, de journalistes de l’hebdomadaire gouvernemental Algérie Actualités, des journalistes qui avaient adopté un ton libre et ouvert et qui l’ont payé de leurs postes.
Le journaliste Ali-Bey Boudoukha résumera bien des années plus tard ce moment exceptionnel pour la presse algérienne dans un article sur le MJA et sur les principes qui ont animé ce mouvement : « Ces idéaux ont été portés à bout de bras par des journalistes qui y croyaient, qui donnaient de leur temps et de leur énergie. Les émeutes du 5 octobre 1988 ont contribué à souder davantage les rangs du MJA. Le 16 octobre 1988, il publie la première réaction non-institutionnelle aux ”événements” du 05 au 16 octobre 1988, où il “condamne fermement l’usage de la torture, de la délation et le recours à la violence physique et morale à l’égard des citoyens”.
Les membres du MJA utilisaient les locaux de l’Union des journalistes, interprètes et écrivains algériens (UIJE), « organisation de masse » faisant partie de la galaxie des associations/relais du régime. Ils eurent aussi accès, de manière illégale à la salle de spectacle El Mouggar pour y tenir des réunions et des débats.
Le 9 mai 1988, le jeune MJA adresse une plate-forme de revendications au ministre de l’Information, comme le raconte le journaliste Ahmed Ancer dans son livre Encre rouge. Parmi ces revendication, le droit de créer des comités de rédaction, l’abolition de la censure et l’exercice de la liberté de la presse et l’amélioration des conditions socio-professionnelles des journalistes. Pour ali-Bey Boudoukha cet exercice« supposait un bouleversement politique, inimaginable en ce temps-là. Alors, le MJA réclamait des comités de rédaction au sein des organes de presse et dénonçait la censure. Parfois publiquement, comme ce fut le cas à la Chaîne 3 de la radio, lorsque la conférence de presse (4 septembre 1989) du Premier ministre démis Kasdi Merbah fut censurée sur instruction “d’en haut”. Le collectif rédactionnel publia un communiqué qui fut repris par les agences de presse. »
Lors du déclanchement des émeutes le 5 octobre, les autorités sont sous le choc, la télévision officielle diffuse des documentaires et ne pipe mot sur ce qui se passe. Les médias étrangers accrédités à Alger essayent de couvrir. Selon le journaliste et écrivain Abed Charef, auteur du livre « Algérie 88, un chahut de gamins » et à l’époque correspondant de l’AFP à Alger : « La couverture c’était essentiellement l’AFP, Reuters et Le Monde, un peu RFI et la BBC. » Pour lui : « Le premier à avoir émis un doute sur le caractère spontané des émeutes, c’est Frédéric Fritscher, correspondant du Monde. »
Le 10 octobre, à Bab el Oued, la famille de la presse est frappée en plein cœur avec l’assassinat du journaliste de l’APS, Sid Ali Benmechiche, ainsi que 35 autres manifestants. Benmechiche, chef du service reportages à l’agence gouvernementale, n’avait pas voulu envoyer un de ses hommes couvrir la manifestation. Le jour même avec ses collègues ils ont assisté au passage de la foule immense en dessous des locaux de l’APS qui étaient sur l’avenue Che Guevara . «Il a refusé d’envoyer quelqu’un d’autre » a affirmé sa sœur, Nadia dans les colonnes El Watan le 6 octobre 2017. « Il disait au directeur de l’information qu’il n’était pas question de charger quelqu’un d’autre de cette mission mortelle», raconte-t-elle les larmes aux yeux. Un frère effacé de la mémoire à qui aucun hommage officiel n’a été rendu depuis. Ses pairs et camarades de lute avaient très vite baptisé de son nom les locaux de l’UJIE de la rue Khemissti.
Le même jour Abed Charef avait été arrêté par les hommes du renseignement intérieur sous la coupe du général Betchine. « j’ai été arrêté par des types de la DGPS. Fourgon, cagoule tout le cinéma. Le type avec moi à l’arrière du fourgon, tenue militaire et Kalachnikov, je l’ai retrouvé en janvier 1994 en costume cravate : il était gardé du corps de Zeroual lors de la conférence nationale.3 raconte le journaliste qui avait été mis au secret pendant 24 heures.
Pour renforcer sa couverture des événements, l’AFP avait dépêchée deux envoyés spéciaux, une d’elle, selon des témoignages, s’était rendue à Tizi-Ouzou, où, piégée par des activistes, elle avait rapporté la mort de plusieurs manifestants. Une fake news devenue aubaine pour l’APS qui avait vite fait de dénoncer les « médias hostiles à l’Algérie, qui n’hésitent pas à inventer des morts ».
Un des plus grands secrets qui entoure la relation presse-pouvoir durant cette période obscure, c’est l’existence d’un canal fantôme de l’APS qui, en principe devrait receler un trésor d’informations sur le déroulement de la révolte et surtout une vue d’ensemble des évènements sur l’ensemble du territoire national.
L’agence officielle diffusait sur deux canaux, un fil d’actualités nationales, distribué aux médias nationaux et locaux, un second dédié à l’actualité internationale et à celle diffusable vers l’étranger. Un troisième fil d’actualité privé était adressé aux apparatchiks de l’Etat et aux grands administrateurs. Ce fil était constitué d’informations nationales et internationales provenant de correspondants professionnels de l’APS, qui avaient pour instruction d’écrire vrai et de décrire la situation telle qu’elle était. Cela permettait aux officiels d’avoir une vue d’ensemble sur les évènements et les croiser avec les analyses des services de sécurité. Ce fil destiné aux « Spéciaux » comme l’appelaient les journalistes de l’époque, serait un véritable enregistrement en temps réel des événements du 5 octobre 1988. Ces archives, si elles existent encore, gagneraient à être révélées au grand public et pourraient aider à refermer cette plaie encore ouverte aujourd’hui.
Cette révolte passée donnera naissance à la constitution de 1989 et l’ouverture au pluralisme politique, puis à l’élaboration du code de l’information de 1990 qui est la première loi d’information pluraliste, promulguée en Algérie dans un contexte politico-économique très particulier. Ce dispositif juridique, inédit dans le monde Arabe à l’époque, autorisait la création d’entreprises privées de presse écrite. C’est ainsi que des dizaines de journaux privés ont vu le jour, encouragés par les facilités accordées par le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche et au travail de fourmi d’Abderrahmane Hadjnacer, alors cadre conseiller à la Présidence. Ce statut a octroyé aux journalistes affiliés à des organes publics deux ans de salaires pour les inciter à se lancer dans une « nouvelle aventure intellectuelle » l’État algérien en pleine réforme politique et faisant face à une crise économique était contraint d’abandonner le monopole sur les moyens d’information, pour s’arrimer à la locomotive de la libéralisation et rechercher des partenariats à l’étranger.
Akram Kharief
Image à la une : EMEUTES A ALGER : PILLAGES ET INCENDIES 06/10/1988. Photo by SIDALI DJENIDI / Gamma-Rapho via Getty Images
Image intérieur : Algérie Libre – Numéro spécial de novembre 1988