Les Mamelouks, l’histoire d’esclaves devenus sultans

« Il était le plus puissant des pays musulmans, et même de tous ceux de cette partie du monde »1

Avant d’être à la tête d’un État puissant et souverain, les Mamelouks formaient la garde prétorienne des souverains abbassides, puis ayyoubides, et constituaient des contingents militaires importants dans la plupart des armées de l’Orient islamique. Leur autorité était telle, qu’ils finirent pas évincer le pouvoir ayyoubide, fragilisé par la menace croisée puis mongole. Ils s’installèrent sur le trône deux siècles et demi durant, ce qui fut permis par l’intronisation d’un parent éloigné du dernier calife abbasside, et cela afin de s’assurer une légitimité politique durable auprès des populations et des pouvoirs musulmans du Maghreb à l’Indus. Cette aventure rocambolesque a porté Le Caire à son apogée, de nombreux monuments en témoignent encore aujourd’hui.

Sultanat mamelouk au début du XVIesiècle.

I – Accession au pouvoir

Jusque-là, les brigades kurdes, l’ethnie d’origine des sultans ayyoubides, étaient les seuls et véritables soutiens des sultans d’Égypte. Mais le sultan al-Salih2 (XIII e siècle) a vu en ces Mamelouks, d’origine turque, une loyauté indéfectible qu’il pensait exploiter et développer pour assouvir son pouvoir efficacement dans la région.

Au vu de l’affluence croissante de ces esclaves venus d’Asie, le sultan al-Salih décida de faire construire une caserne aux abords du Nil (= bahr al-Nil), qui donnerait ainsi à la première dynastie mamelouke régnante son nom, les Bahrites3.

Après la prise de Damiette (Egypte) par les forces de Saint-Louis (1249), les Francs étaient aux portes de l’Égypte, la prochaine étape devait être Le Caire. Malgré la mort du sultan al-Salih, et une victoire qui s’avérait certaine pour les chrétiens d’Occident, les troupes musulmanes avec en tête un certain Baybars prirent le dessus et vainquirent pour longtemps les troupes croisées (1250), mais une menace bien plus terrible devait arriver de l’Est, les Mongols. La dynastie des Ayyoubides survécut encore quelques années à travers la personne de Shajarat al-Dur4veuve du sultan al-Sâlih.

Ce qui ressemblait à l’une des pires catastrophes de l’histoire du dâr al-Islam5 allait devenir, pour les Mamelouks, une source de légitimité politique et militaire. En effet, après avoir tué le dernier calife abbasside et saccagé l’une des plus prestigieuses villes du monde, Baghdâd, les Mongols s’apprêtaient à déferler sur l’Égypte. Les Mamelouks se sont présentés comme les derniers remparts de ce qui s’apparentait à un véritable cataclysme, tant pour l’Occident musulman que chrétien. Alors considérés comme invincibles, ils seront battus par les Mamelouks à la suite d’une bataille décisive à Ain-Jalut (actuelle Palestine – 1260).

A la suite de cette victoire qui eut des échos jusqu’au fin fond du monde connu, Baybars, en fin stratège parvint à s’accaparer du pouvoir. Celui qui se faisait dorénavant appeler al-Malik al-Zahir est considéré comme le véritable fondateur de l’État mamelouk ; il posa les bases de ce qui deviendrait le puissant sultanat, « al-dawlat al-turk ». Les nouveaux sultans d’Égypte et de la Grande Syrie allaient dorénavant régner sans partage. Afin de consolider son pouvoir dont il n’avait pas la pleine légitimité, il fit restaurer le califat au Caire, en intronisant un parent proche du dernier calife abbasside, Al-Mustansir Billah6.

A noter que la réalité du pouvoir était entre les mains du Sultan mamelouk et de ses émirs, le pouvoir califal étant depuis bien longtemps sur le déclin. Le calife n’était plus que l’ombre de lui-même, un pouvoir qui n’était plus que symbolique.

II – Naissance d’une puissance  

Le danger mongol éloigné, en proie à des querelles de succession, Baybars fit des possessions chrétiennes en Orient, une priorité. Il prit l’initiative de regagner pas à pas les terres perdues7. Il s’engagea également dans une lutte acharnée contre le Royaume d’Arménie pour qui il tenait rancune de s’être allié aux Mongols. Baybars finit par imposer son autorité sur un territoire allant de l’Égypte à la Syrie en passant par le Hijaz (voir planche 1).

Après une période de troubles politiques et économiques, les menaces environnantes furent durablement écartées, le sultan Al-Nasir qui fut plus d’une fois écarté du pouvoir, réussit finalement à s’y maintenir.  Il est décrit comme un souverain à la fois tyrannique envers les puissants et juste à l’égard des nécessiteux. Al-Nasir réussit à remettre sur pied un État au bord de la ruine en instaurant plusieurs réformes fiscales, permettant entre autres d’alimenter sa propre fortune. Ainsi, Al-Nasir fut parmi les sultans les plus habiles de l’aventure mamelouke, un faste à la cour presque jamais égalé8, jusqu’à ce que la peste noire vint subitement frapper l’Égypte. C’est sous son règne que Le Caire put atteindre son apogée marqué par une production architecturale et monumentale intense, sans précédent en Égypte.

Mosquée du sultan Al-Nasir Muhammad – Citadelle – Le Caire

Nombre de ses fils lui succédèrent sans se maintenir efficacement au pouvoir du fait de leur jeune âge9. Cette instabilité politique s’est traduite par une nouvelle période de trouble et de guerres fratricides. C’est Barquq, un émir puissant, qui décida de mettre fin à cela en orchestrant un coup d’état. Victime à nouveau de la peste venue d’Asie, le sultanat mamelouk connu parmi les pires épisodes de son histoire, et ne réussit jamais véritablement à se relever de ce fléau.

Parmi les puissances avoisinantes, les Ottomans commençaient à inquiéter dans un premier temps les Byzantins, voisins directs, puis les Mamelouks qui se savaient menacés.

Le règne de Barquq marque l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle dynastie que les historiens ont appelé les Burjites10, depuis que les casernes se sont installées dans des tours, burj en arabe. On les appelle également les Circassiens du fait de leur origine ethnique.

Un danger vint à nouveau de l’Est, un certain Tamerlan fit trembler toutes les têtes couronnées d’Orient, à juste titre. Sa réputation de guerrier sanguinaire terrorisait les populations ; les Damasquins ont-ils ainsi fait l’amère expérience… Plusieurs ambassades furent envoyées sans succès, avec à la tête de l’une d’entre elles le célèbre Ibn Khaldoun. L’affrontement fut inévitable, mais Tamerlan qui s’était surnommé « sultan de l’univers », avait d’autres préoccupations qui l’emmenaient loin des terres d’Égypte. Les plus affectés furent les Ottomans, dont l’un des sultans fut même fait prisonnier, Bayezid. Cet épisode aura au moins eu l’avantage d’éloigner le danger ottoman pour un temps.

Le début du XVe siècle fut chaotique, la Syrie n’eut pas la force de se relever du passage de Tamerlan, en Égypte les conditions climatiques rendaient la vie difficile pour les populations qui subissaient les sécheresses à répétition sans véritable intervention de l’État qui était, en cette période au plus bas ; une sorte d’anarchie et d’insécurité s’étaient installées dans l’ensemble du sultanat. A cela s’ajoutent la crise économique, les intrigues de palais, la peste, la famine et les différentes épidémies qui se sont succédées, la population égyptienne ayant considérablement été réduit, ce qui explique la stagnation démographique sur le long de la période11.

Il fallut attendre le successeur d’al-Farajd, le sultan al-Muyyaad pour que le sultanat puisse retrouver une certaine stabilité, il remit notamment de l’ordre dans l’administration mamelouke.

C’est, enfin sous le règne de Barsbay que les Mamelouks purent retrouver un semblant de prestige, le sultanat s’étant réaffirmé comme une puissance militaire des plus importantes de la région. Barsbay réussit à réduire le souverain de Chypre au statut de vassal, capturé lors d’un affrontement entre les deux États, sa libération avait alors été conditionnée au versement d’une grosse somme d’argent et à un tribut annuel. Les couronnes de l’Occident chrétien ne furent pas d’un grand soutien, préoccupées par des affaires internes. Mais les nombreuses expéditions qui représentaient un effort financier considérable ne permirent pas au sultanat mamelouk de se redresser d’une situation économique déjà fragile.

III – Déclin, et repli

Au XVe siècle, l’armée mamelouke, n’avait ni les moyens, ni l’ambition de moderniser son armée, notamment en ce qui concerne les armes à feu, elle n’était plus la puissance militaire d’antan et demeurait vulnérable aux yeux des puissances voisines, notamment face aux Ottomans qui s’affirmaient de jour en jour comme la véritable puissance régionale.

Le plus long règne fut celui du sultan Qaitbay qui prit les initiatives nécessaires face au danger ottoman, et à la condition économique dont le sultanat n’arrivait pas à se relever. Il proposa, pour sauver le sultanat d’une fin certaine, différentes réformes. Les chroniqueurs arabes le décrivent comme un homme pieux, grand bâtisseur et conscient des besoins de ses sujets. 

Après la mort de Qaitbay12, s’en sont suivis des querelles, des complots, où l’intérêt matériel primait sur l’existence même du sultanat, pas moins de cinq souverains se sont succédés sur une courte durée, jusqu’à l’arrivée au pouvoir du dernier grand sultan de l’histoire mamelouke, Al-Ghawri, au début du XVIe siècle. D’abord peu populaire, du fait des fortes taxations qu’il imposait et dont il avait besoin, il redevint apprécié lorsqu’il réinstaura la procession du mahmal, populaire auprès du peuple.

A la menace ottomane, s’ajoutent maintenant celles des Safevides et des Portugais qui s’affirmaient comme la nouvelle puissance maritime, concurrente commerciale directe des Mamelouks, notamment en ce qui concerne le commerce des épices, ce qui conduisit les Mamelouks et les Vénitiens à collaborer pour faire face à ce nouvel acteur gênant du commerce transméditerranéen.

A l’avènement du sultan ottoman Selim I13, dit « le terrible », il fit des Séfévides sa priorités, qu’il considérait comme des hérétiques. En 1514, un affrontement eut lieu entre les deux États, dont les Ottomans sortiront vainqueurs.

Une bataille décisive allait avoir lieu à Marg Dabik en 1516 opposant également Ottomans et Mamelouks, l’issue de cette bataille allait désigner le véritable leader de la région. Le sultan al-Ghawri perdit la vie durant cette bataille et Selim Ier entra en maître absolu en Syrie, où l’accueil lui fut plutôt favorable.

Les Mamelouks ne régnaient désormais que sur l’Égypte. Le dernier sultan Tumanbay, livrera bataille jusqu’à ce qu’il soit capturé et pendu au Caire en 1517.  Selim devint le maître des territoires anciennement occupés par les Mamelouks.

Le Caire perdit son statut de capitale politique et de carrefour des savoirs, et l’Égypte fut rétrogradé au simple statut de province ottomane.

Sami BENKHERFALLAH 

Doctorant 
Centre d’études supérieures de civilisation médiévale

Notes de bas de page :

[1] André Clot, L’empire des Mamelouks, ed. Perrin, 2009.

[2] Sultan d’Égypte, de la dynastie des Ayyoubides, il règne de 1240 à 1249.

[3] Première dynastie mamelouke, règne de 1250 à 1382.

[4] Épouse du sultan al-Salih, elle devint reine en l’an 1250, elle frappa sa propre monnaie et les imams prononçaient le sermon en son nom. Elle finit par se marier avec un dignitaire mamelouk sur proposition du calife qui n’acceptait pas qu’une femme puisse gouverner seule. Néanmoins, la réalité du pouvoir demeurait entre ces mains.

[5] Terre d’Islam

[6] Ce titre honorifique signifie « Celui qui cherche l’aide de Dieu », un titre porté par le dernier calife abbasside de Bagdad assassiné par les Mongols.

[7] Au fil des croisades organisées par les États chrétiens d’Occident, des royaumes que l’on appelle « États latins d’Orient » se sont constitués.

[8] Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur « Les pratiques de cour à l’époque mamelouke ».

[9] Du fait de leur origine servile, le pouvoir n’était pas héréditaire, cependant, quelques exemples montrent de réelles dynasties qui se sont instaurées, celle d’Al-Nasir en fait partie. Les descendants de Mamelouks sont appelés les « awlad al-nass » .

[10] Deuxième dynastie mamelouke ayant régné de 1382 à 1517.

[11] Benkherfallah Sami, Le Caire et les sultans mamelouks : « la station des faibles et des puissants » [en ligne], dans Les cahiers de l’Islam, 2018, 〈https://www.lescahiersdelislam.fr/Le-Caire-et-les-sultans-mamluks-la-station-des-faibles-et-des-puissants_a1734.html〉.

[12] Notons que ce long règne fut marqué par des querelles répétées avec les Ottomans, sans qu’aucun ne puisse affirmer sa domination sur l’autre.

[13] Il est le premier calife ottoman à porter le titre de calife.

Bibliographie :

Clot André, L’empire des Mamelouks, ed. Perrin, 2009.

El-Behnasi, Salah, et al. L’Art Mamelouk: Splendeur et Magie des Sultans. Vol. 1. Museum With No Frontiers, MWNF (Museum OhneGrenzen), 2015.

Loiseau, Julien. Les Mamelouks (XIIIe-XVIe siècle). Une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval: Une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Le Seuil, 2016.

Image à la une : Tableau Gentile BELLINI

Articles similaires

La Porte de Bab Azzoun : Histoire, Supplices et Défaite

: Alban Liechti, le Premier « Soldat du Refus » de la Guerre d’Algérie n’est plus

Les Djwadjla et le commerce du pain, à l’époque Ottomane