L’opération « Espérance » – Déferlement sur les villages de la petite Kabylie

Du 27 mai au 2 juin 1956, les troupes du général Dufourt déferlaient sur la Petite Kabylie pour tenter de déloger les moudjahidine depuis les Aït Abbas, Aït Idel, Tamokra (Guergour), Beni Maouche, Beni Chebana, les Béni Ourtillane, Guenzet, Il Mayen, etc. jusqu’à proximité de Sétif.

Devant les succès remportés par les moudjahidine, l’ennemi ne pouvait rester sans réagir. Partout, des embuscades, des sabotages des voies de communication, une série d’exécutions de traîtres et de collaborateurs eurent lieu. Les groupes messalistes sont neutralisés et acculés pour ceux qui restent à se réfugier vers la région de Bouira-Sour El Ghozlane, puis Djelfa; cet échec constitue le désespoir de l’armée coloniale qui était sûre d’escompter des résultats dans ces combats fratricides.

En plus, l’ALN dominait sur le terrain. Devant cette grande déception, les états-majors français voulaient «donner un coup de pied dans la fourmilière» pour prouver leur puissance en déclenchant «l’opération Espérance». Cette opération gigantesque fut déclenchée avec une armada de 10.000 hommes, équipée de matériel sophistiqué, comme les hélicoptères «bananes» dont un premier contingent de 100 appareils venait d’être réceptionné en provenance des USA, en même temps que des avions bombardiers B26 et B29 et de plusieurs modèles d’armes, toujours made in USA.

Le 27 mai au petit matin, les habitants de Tamokra, Il Mayen, Ath Idel et de toute la région furent sortis de leur sommeil par le vrombissement des moteurs de dizaines d’avions qui lançaient leurs bombes et une noria d’hélicoptères qui larguèrent des centaines de soldats, un peu partout sur les points dominants. Les va-et-vient de ces aéronefs, les bombardements, les mitraillages donnèrent l’image de l’apocalypse. Des convois militaires arrivaient de tous les côtés, partout, là où les routes et les pistes sont carrossables.

L’heure est grave! Personne ne comprenait ce qui se passait. Les moudjahidine quittèrent précipitamment les refuges pour prendre position sur les crêtes pour épargner les populations et avec l’espoir de résister, comme par le passé lors des opérations de ratissage. Mais la vue de ce fourmillement de soldats a vite fait de les décourager et furent contraints à une autre tactique, celle de la dispersion en petits groupes.

Pour s’en sortir, il fallait briser les lignes ennemies, au prix des pertes. Et c’est ce qu’ils firent, mais pour se retrouver à nouveau au milieu des soldats. Ces derniers arrivaient de partout, telle une nuée de sauterelles, un terme que les vieux aimaient utiliser pour comparer cette puissance destructrice.

Les villageois étaient désemparés; les soldats sont déjà annoncés à l’entrée des villages. Les femmes s’affairaient à effacer les traces dans les refuges, avant de se rassembler dans une seule maison, pour former un essaim, dans l’espoir d’empêcher ces criminels de les violer; les hommes étaient plus conscients. Ils savaient que ce qu’ils voyaient présageait des moments très durs qu’ils allaient vivre. Ils savaient qu’il y aura beaucoup de morts, beaucoup de sang et des destructions; les intentions de l’ennemi sont claires: faire payer à la population son attachement et sa collaboration avec les maquis. Ce furent les prémices de la politique de la terre brûlée qui sera exécutée par l’ennemi jusqu’à la fin de la guerre.

Déjà tous les villages subirent les bombardements par l’artillerie et l’aviation avant l’incursion des soldats. De la fumée se dégageait de partout, des cris de terreur accompagnaient le bruit des moteurs des avions. C’était l’enfer. Devant l’impossibilité d’échapper à cette invasion, tout le monde se préparait à mourir. Les soldats français, avec une stratégie de terreur, envahirent les villages de chaque douar, presque en même temps. Dans une course effrénée, ils déferlèrent vers les maisons, en frappant violemment les occupants. Des lance-flammes furent même utilisés, en même temps que des grenades pour éliminer toute âme qui vive.

Torture

Des équipes de torture, sous la direction des officiers de renseignements, se mirent à l’œuvre. Leur objectif était d’obtenir des informations par n’importe quel moyen et de les exploiter sur place.

Un groupe de soldats se précipita, comme le symbole de la victoire, sur le mont du Guergour, pour planter le drapeau français. Ce fut pour eux, un signe de reconquête de «cette région tombée entre les mains d’Amirouche».

Au deuxième jour de l’opération, c’est-à-dire le 28 mai, le général Dufourt, accompagné de Maurice Papon, alors préfet de Constantine, a fait une tournée pour superviser le déroulement de l’opération. Tous les deux représentaient à la fois l’autorité civile et militaire; ils avaient adopté le plan suivant:

– ratisser toute la région de Guenzet, Béni Yala, Aït Abbas, Béni Maouche, Béni Ourtilane…

– détruire les villages refuges de l’ALN.

– inaugurer l’instauration des zones interdites.

– implantation de postes militaires supplémentaires au niveau des points stratégiques.

– démonstration des forces françaises en déployant des forces de 10.000 hommes.

-inauguration des bombardements des villages au napalm et apparition des bombardiers américains B26 et B29 qui n’ont pas hésité à larguer leurs bombes en plein sur les villages.

L’opération qui a duré près d’une semaine a laissé sur le terrain des dizaines de morts des deux côtés. Plusieurs accrochages eurent lieu et de nombreux moudjahidine furent tués. Mais ce sont les habitants qui payèrent le prix le plus fort. Près de 200 civils furent tués. Pendant les trois premiers jours, les mauvaises nouvelles parvenaient de tous les côtés et les morts s’accumulaient. Et puis quelques héros avaient décidé de réagir. Il s’agissait de Mokrane Harani, de Hamou Hmiti «Amilikchi», des commandants de sections, appuyés par d’autres éléments qui accoururent pour leur prêter main forte dans cette entreprise quelque peu folle, mais combien salutaire pour la région.

Avec leurs hommes, Si Mokrane et Si Hammou tendirent une embuscade à cette armada d’abord pour venger les centaines de morts, et puis pour lui prouver que l’ALN pouvait frapper là où elle veut et quand elle veut. Et que ces hommes sont toujours habités par les traditions de l’ALN, comme la fidélité au serment de Novembre, le courage, l’esprit de sacrifice, la persévérance… Un convoi militaire traversait le pont reliant Béni Maouche à Béni Ourtilane, lorsqu’il fut pris par un feu nourri. Les soldats ne s’attendaient nullement à une attaque, puisqu’ils avaient parcouru des dizaines de kilomètres et qu’ils croyaient «avoir nettoyé la région». Il y eut près d’une vingtaine de soldats tués. La nouvelle circula à travers toute la région. Les moudjahidine et les civils tués furent vengés. D’autres actions furent menées, comme témoignera le capitaine Paul-Henri Machun: «Lors de l’opération ‘Espérance » sur le triangle Lafayette -Bordj Bou Arréridj – Akbou avec 10.000 soldats, le capitaine Simonin du 29e BCP affirme que deux compagnies de dragons étaient encerclées par 500 «rebelles»; elles purent se dégager grâce à l’aviation. Le capitaine Geyer a été blessé à la tête et hospitalisé à Bougie.

L’opération se poursuivit jusqu’au 2 juin, soit une semaine de calvaire pour les moudjahidine et la population. D’ailleurs, le bilan est très lourd, du côté de la population. Voici le compte rendu rédigé par le responsable de presse de la zone 1: «Je commence par la région d’Akbou. Je me suis rendu au village d’El Kélaâ (Béni-Abbès) début Juin 1956. A mon arrivée je jetais un coup d’œil circulaire sur ce que fut le village d’El-Kélaâ; des ruines, des maisons dévastées, des cultures rasées. Point de vie en ces lieux pendant le jour à cause des avions qui ne cessent de survoler la région. La mosquée lieu de sépulture du grand patriote «El Mokrani», et les murs du mausolée portaient encore la trace des balles et des obus, témoins d’un combat meurtrier. Le témoignage poignant d’un vieillard interrogé ne pouvant retenir ses larmes sur ce qui s’était passé en cette journée du 29 Mai 1956. Un drame: des habitations ont été détruites, des femmes et des enfants massacrés, des propriétés dévastées. 25 maisons détruites, 25 autres menacées de se transformer en ruines, 80 morts dont 27 femmes, et 43 enfants tués, des dizaines de blessés, 48 bêtes de somme abattues, 25 avions B26 s’employaient à cette œuvre de destruction par vagues successives et sans relâche pendant six heures.

Même… El Mokrani

Au village de Bélayel distant de 7 km environ, plus de 20 bombes de gros calibres ont été lancées, il y a eu cinq morts et quatre blessés, cinq bêtes de somme tuées, 25 maisons détruites, un magasin évalué à 8 millions a été incendié et son propriétaire y a péri.

Région des Bibans: nul vestige d’habitations ne subsiste. Le village de Bou-Guitoune qui a été bombardé et dévasté de la plus odieuse manière. Neuf morts dont trois hommes, deux femmes, trois enfants, et de grosses quantités de céréales ont flambé.

Au village d’Ouled Rached à 3 km de distance, six bombes de 500 kg ont été lâchées causant la mort de six femmes, 10 enfants et de deux bêtes de somme; une grosse quantité de céréales a été la proie des flammes.

Le village de Teniet El Khémis, à 3 km plus loin, a subi un bombardement intensif, ce qui fut épargné par les avions a été brûlé par la soldatesque française; le nombre de victimes se solde à 11 dont quatre hommes, deux femmes et cinq blessés. Trois magasins ont été incendiés ainsi qu’un moulin à grains.

Egalement le village d’Aquirou qui a été affreusement rasé et où ne subsiste plus aucune maison. 12 bêtes de somme ont été tuées.

Le village de Sidi-Messaoud où quatre bombes ont été lâchées occasionnant la mort d’un homme, d’une femme et d’une vache.

Le village de Teffreg a été le plus éprouvé par les bombardements: 170 bombes de gros calibres ont été lâchées faisant 52 victimes dont 20 hommes, 32 femmes et enfants ainsi que 14 blessés, 220 maisons y ont été détruites sans compter celles qui, sérieusement éprouvées, sont redevenues inhabitables. Ajoutez à cela 18 bêtes de somme et 37 animaux domestiques abattus

Le village de Bounda Kébira a été sévèrement pilonné par l’aviation française voyant des avions en pleine action à mon arrivée, cela dura trois heures. Le bombardement commença à 16h et ne cessa qu’à 19heures. Je suis entré au village à 20 heures. Je trouvais les hommes assis, après les salutations islamiques d’usage, je demandais à certains des détails sur le bombardement dévastateur précédent. Ces derniers m’informèrent qu’il s’était soldé par 40 hommes tués dont Hamitouche Mouloud et Ouchène Boubakeur ainsi que 100 femmes et 30 enfants, 112 bêtes de somme y ont trouvé également la mort. Plus de 150 maisons furent détruites. Le village précité avait reçu 43 bombes de 200 kg. J’y avais vu trois qui n’avaient pas explosé; la mosquée et la médersa lieu d’enseignement pour enfants n’ont point été épargnées.

Le village de Bounda Séghira a subi le même sort et on eut à déplorer cinq victimes parmi les femmes ainsi que cinq bêtes de somme tuées.

Le village Ouchanène a été bombardé; il y eut 20 maisons détruites.

Le village Ouled Khélifa a eu quatre morts et fut lui-même dévasté. Au village Bou-M’Saâda, neuf maisons bombardées, le nombre de morts s’élève à huit dont trois hommes et cinq femmes.

Aux villages Boufenzer – Taourmit 14 victimes dont trois hommes, sept femmes et quatre enfants ainsi que 12 maisons détruites.

Le village Aourir a reçu 15 bombes qui ont fait 18 victimes dont 13 hommes et enfants, cinq femmes ainsi que huit blessés, 22 maisons ont été détruites.

Le village d’Ilmayène (El-Main) a été bombardé et rasé d’une façon odieuse pendant trois jours; on eut à déplorer 80 morts, 70 blessés ainsi que plus de 250 maisons détruites; 250 bêtes de somme sont à dénombrer parmi les victimes. Ce carnage fut effectué par plus de 300 bombes lâchées par des avions français.

Le village Adrar Sidi-Idir a reçu 36 bombes et il y eut 27 morts, 83 blessés ainsi que 88 maisons démolies. Après cela, les communiqués triomphants de l’impérialo-socialiste Robert Lacoste et de son patron Guy Mollet ont crié au ralliement des villages de la Soummam. Ces méthodes, comme celles pratiquées il y a un siècle par Bugeaud, demeureront vaines. Les Algériens étaient décidés à conquérir leur liberté et leur indépendance. Ils en savaient le prix et persévèreront jusqu’à la victoire finale». Fin du rapport.

Quelques six mois, après, comme pour récompenser le général Dufourt de tous les massacres, il a été nommé le 19 décembre 1956, en qualité d’inspecteur général des forces terrestres, en remplacement du général Besançon tué au cours d’une action de l’ALN.

Par Djoudi ATTOUMI

Article paru dans L’Expression du 29 Mai 2016

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