Si je me permets de sacrifier au rituel de la commémoration auquel j’ai souvent refusé de m’associer, c’est que des esprits tout autant malveillants qu’ignorants se permettent parfois de s’ériger en commissaires du peuple à la vérité historique ou en juges suprêmes de l’histoire et de ses acteurs pour distribuer les lauriers aux uns et jeter d’autres dans l’opprobre de la trahison. Comme ces jugements péremptoires sont repris par la presse et trouvent un écho jusque dans nos amphithéâtres, il me semble qu’il est important de ramener les faits à leur juste place.
Ainsi aurait-on entendu telle vedette médiatique dire que le Traité de la Tafna aurait été une trahison perpétrée par l’Emir Abd el-Kader en prenant pour “preuve” une lettre de l’Émir au roi Philippe. Pour y répondre, je ne vois pas mieux que de revenir à ce qu’en disent des auteurs du XIXe siècle.
Mais avant remettons l’événement dans son contexte. Après la capitulation de juillet 1830 exigée du Dey Hussein sous forme d’ultimatum par le Comte de Bourmont, une guerre de résistance à l’occupation est lancée par les populations locales contre l’armée impériale de la France, une des plus grandes puissances d’Europe de l’époque. Mais qui dirige cette résistance ? Pour Alexis de Tocqueville, plus que le Bey de Constantine (dernier représentant de la souveraineté ottomane en Algérie), c’est sur Abd el-Kader “un prince qui veut gouverner une confédération de tribus arabes” que son principal souci se porte.
Nous ne nous attarderons pas sur le fait que ce dit prince a été élu en 1832 comme commandeur des croyants dans un acte solennel d’obédience par les représentants des communautés de diverses régions du pays pour mener la résistance à l’occupation. Ce titre faut-il le rappeler, ne lui a été reconnu que pour le temps que devait durer la résistance et non comme un pouvoir monarchique de droit divin arraché par la force de l’épée et installé pour l’éternité ; ce n’est pas l’acte de naissance d’un pouvoir dynastique mais la désignation d’un chef spirituel pour diriger la résistance à l’occupation étrangère. En fait, la France qui, par l’acte de capitulation du Dey Hussein, se prétendait l’unique détentrice du pouvoir souverain sur l’Algérie, s’est retrouvée face à un pouvoir souverain concurrent qui, pour la première fois depuis trois siècles de domination ottomane, se trouvait être confié à un pur autochtone, un homme sorti des entrailles de cette terre. Aux yeux de tous ceux qui l’ont combattu comme à ceux de Tocqueville lui-même, Abd el-Kader s’est avéré être un véritable homme d’État, plus qu’un chef de guerre.
L’émir est parvenu à se créer une armée observe Tocqueville, “une armée régulière pour faire respecter son pouvoir […] Il entreprend donc de former des régiments d’infanterie que les Arabes tiennent semble-t-il en un singulier mépris ; et il donne à ses bataillons une organisation européenne (sic)”.
Avec cette armée, il lève des impôts réguliers, il installe des magasins et prépare des ressources pour étendre son imperium sur tout un pays. Grâce à cette armée qui lui donne les moyens d’unifier et de gouverner en usant du monopole de la violence légitime, comme l’ont fait avant lui tous les pouvoirs monarchiques ou républicains d’Europe, il serait selon de Tocqueville “toujours prêt à prévenir ou à écraser en détail toutes les résistances”. Mais ce que le penseur rationaliste craint par-dessus tout, c’est qu’à trop laisser faire ce “prince”, le temps qui passe pourrait asseoir dans la durée un pouvoir souverain concurrent à celui de la France. Plus la puissance d’Abd-el-Kader aura eu de durée dira-t-il, moins la force individuelle et organisée de ces tribus récalcitrantes ou rebelles “dont plusieurs sont de véritables nations” risquerait de se détacher de lui et amener aussitôt sa chute. Mais cet événement sera improbable craint-il, si on laisse faire le prince commandeur des croyants.
Revenons au Traité de la Tafna et voyons ce qu’en dit le lieutenant-colonel danois Dinesen détaché auprès de l’état-major des troupes françaises d’occupation. Pour lui, “il est indéniable que le traité final [de la Tafna] contient, notamment dans le domaine du commerce, de nombreux points à l’avantage de la France qu’on ne trouvait pas dans les termes de paix qu’avaient conclue Abd el-Kader et le général Desmichels le 26 février 1834. Mais il s’est révélé plus tard que ces avantages étaient fondés en majeure partie sur un malentendu provenant de la traduction incomplète ou imprécise des articles du traité, qu’Abd el-Kader et les Français interprétaient chacun à leur façon. La souveraineté que les Français, dans l’article premier, se réservaient en Afrique ne semble pas correspondre à l’esprit des articles suivants.
On s’aperçut plus tard que ces inconséquences étaient dues à une méprise, et qu’Abd el-Kader ne se considérait en aucune façon soumis à la souveraineté de la France. […] Quant aux frontières du territoire attribué à la France, il leur manquait la précision nécessaire et elles constituaient une cause potentielle de dispute, ce qu’elles devinrent effectivement par la suite. […]”. Au fond, avec le Traité de la Tafna, une puissance étrangère reconnaissait pour la première fois depuis 1525 un pouvoir souverain algérien autochtone sur un territoire algérien et une population algérienne. Cette reconnaissance a été conquise par les armes car le Traité venait suite à l’éclatante victoire des troupes de l’Émir lors de la bataille de la Macta. En fait l’une des premières défaites sinon la première de l’armée impériale française face à un adversaire non européen.
Pour terminer, j’aimerais reprendre les commentaires faits à propos de ce traité par Alfred Nettement. Pour lui, “le traité de la Tafna, signé en mai 1837, mettait le dernier couronnement à la grandeur d’Abd-el-Kader ; il ajoutait à ses possessions territoriales, et il donnait à sa souveraineté sur les tribus le prestige moral attaché à la sanction de la France. La France ne gardait que quelques points dans la province d’Oran. […] Elle ne conservait même pas la province d’Alger tout entière. Alger, le Sahel, une partie de la plaine de la Mitidja, restaient sous sa domination; mais il demeurait convenu que l’émir administrerait la province d’Oran, celle de Titery, et toute la partie de la province d’Alger que le traité ne nous réservait pas. L’émir devenait de fait souverain de toute l’ancienne Régence d’Alger, moins quelques territoires que le traité de la Tafna nous attribuait, et la province de Constantine que nous allions conquérir. Le texte dans lequel il reconnaissait la souveraineté de la France était équivoque, controversable; il devait être et fut controversé, Il ne nous payait aucun tribut”.
Pour Le général Damrémont cité par Nettement, “Cette convention rend l’émir souverain de fait de toute l’ancienne Régence d’Alger moins la province de Constantine et l’espace étroit qu’il lui a plu de nous laisser sur le littoral autour d’Alger et d’Oran. Elle le rend souverain et indépendant, puisqu’il est affranchi de tout tribut, que les criminels des deux territoires sont rendus réciproquement, que les droits relatifs à la monnaie et à la justice ne sont pas assurés, et qu’il entretiendra des agents diplomatiques chez nous comme nous en entretiendrons chez lui.
Et c’est lorsqu’on a réuni à Oran quinze mille hommes de bonnes troupes, bien commandées, abondamment pourvues de toutes choses, lorsque des dépenses considérables ont été faites, lorsqu’une guerre terrible, une guerre d’extermination a été annoncée avec éclat, que, sans sortir l’épée du fourreau, au moment où tout était prêt pour que la campagne s’ouvrit avec vigueur à Oran comme à Alger; c’est alors, dis-je, que tout à coup on apprend la conclusion d’un traité plus favorable à l’émir que s’il avait remporté les plus brillants avantages, que si notre armée avait essuyé les plus honteux revers! Il y a peu de jours qu’on ne voulait permettre, sous aucun prétexte, à Abd-el-Kader de sortir de la province d’Oran, et voici que, d’un seul trait de plume, on lui cède la province de Titery Cherchell, une partie de la Mitidja, et tout le territoire de la province d’Alger qui se trouve hors des limites qu’il a fixées, et sur lequel il n’avait encore ni autorité ni prétention! Enfin on abandonne sans pitié des alliés qui se sont compromis pour nous et qui payeront de leur tête leur dévouement!”. Voilà quelques passages qui à eux seuls suffisent, pour ceux qui n’en sont pas encore convaincus, à montrer quelle a été l’importance historique de ce Traité signé le 30 mai 1837 par al amir el mu’minin Abd el Kader au nom de ses mandants le peuple algérien résistant à l’occupant.
Comme on le dit souvent, les faits sont les faits et les faits sont têtus.
Daho Djerbal Maître de conférences habilité, article paru dans le quotidien liberté le 01 /06 /15
3 Comment
le 04 juin2015amidi aura lieu une rencontre de la fondation EEMIR ABDEL KAADER A BOUYAKOUR .OU ON SERA représenté plus de 33 section venant sud est ouest ect….pour parler de notre EMiR et du traité de la TAFNA… bienvenue a tous si vous êtes ans les environs de l’oranie..lieu métique ou l’émir se cacher avec ses généraux pour préparer l’attaque le l’armée ennemie ..
Facettes méconnues de notre histoire, merci de combler ces lacunes
C’est grâce à ce traité falsifié, et non mal traduit comme diraient certains historiens zélés, que « les grands généraux et héros « français (qui se sont bien sûr illustrés par des « actes de vaillance » en assassinant et enfumant femmes, enfants et vieillards désarmés), parmi eux La Moricière, Changarnier, Bedeaud, Cavaignac et le Marquis de La Piconnerie et Duc d’Isly plus connu sous le nom du général Bugeaud, ont pu « légalement » voler toutes les terres qui été sous la protection de l’émir Abdelkader et ont pillé l’Algérie à partir de la reddition de l’émir en 1847.
Face à ces pantins, bourgeois déguisés en militaires de haut rang, l’émir Abdel-Kader Ibn Mouhieddine était un guerrier intrépide aux principes moraux infaillibles.
Il était et restera à jamais l’emblème d’une Algérie qui n’a jamais courbé l’échine. Qu’il repose en paix !