La population de la Casbah à l’époque Ottomane -Partie III : Les Berrani – Par Farid Ghili

En 314 ans de présence endémique Ottomane, la typologie de la population de la Casbah a forcément évoluée. Voilà pourquoi le traitement du sujet des Berrani, qui aurait exigé une véritable étude relationnelle dans un ordre diachronique, ne peut être qu’une sommaire classification, qui n’est pas taillée pour appréhender l’évolution de cette population, à travers tout ce temps.

Les Berrani, deuxième groupe par son importance, composé de l’élément rural, que nous évoquons, ne sont pas à confondre avec les Étrangers libres , natifs d’un autre pays, tels que le personnel consulaire, ou les travailleurs qui se livraient au négoce international ou encore les « Turcs civils* , qui exerçaient, en nombre dans les activités amarrées à la marine.

Les Berrani objet de cet article sont tous ces indigènes qui ne sont pas totalement intégrés où qui ne sont pas de la Casbah (comprendre la Medina). Ils composaient une population flottante, d’origine rurale et misérable, pour qui la Casbah était une solution à son problème de survie. Les conditions matérielles dans lesquelles vivait la majorité de cette masse nécessiteuse étaient celles d’un rebut méprisé. Au fil du temps, une partie de cette populace, du moins, celle qui s’était définitivement fixée et avait fini par abandonner ses mœurs rurales, s’était assimilée; mais elle n’aura pas encore, la reconnaissance ou l’estime des hdar. Ce seront les produits des nouvelles générations, polis par la vie citadine, qui obtiendront cette dignité de beldis entraînant, par la même occasion, le respect et leur conférant, un rang éminent dans la société; la promotion à ce nouveau statut social, était naturellement plus facile pour ceux ayant réussi économiquement.

Il y avait deux catégories de BERRANI :

1- Le bas peuple et les camelots de toutes sortes, qui se pointaient pour la journée à la Casbah et qui l’évacuaient, à la tombée de la nuit au plus tard. Diego de Haëdo**, qui fait preuve d’un chauvinisme démesuré les décrit avec mépris: « … Arabes qui viennent de leurs douars où ils vivent en plein champ sous la tente… d’ordinaire que pour demander l’aumône, car c’est une canaille tellement vile, qu’ils mourraient tous de faim plutôt que de travailler… Leurs habitations sont les porches des maisons ou en dehors de Bab Azzoun, dans les gourbis de paille » poursuit Haëdo dans une diatribe de la même veine, à propos de ces pauvres gueux qui naturellement, n’étaient pas tous responsables de l’état miséreux qu’il avait situé. Les Berrâni avaient l’habitude de venir travailler à Alger pour une durée plus ou moins longue, et de retourner ensuite dans leur contrée d’origine. Pour la plupart, il ne s’agissait donc pas de citadins stables, et leur séjour dans la ville n’entraînait pas leur urbanisation

2- Les néo citadins, qui habitaient la Casbah de longue date ou récemment. La majorité d’entre était célibataire et habitait dans des fondouks ou des bicoques de paria. Si certains retournaient chez eux après avoir mis de côté suffisamment d’économies, beaucoup finissaient par se fixer définitivement par le lien du mariage avec des femmes de la Casbah, d’extraction modeste ou, en opérant un regroupement familial, en faisant venir leur épouse et enfants de leur douar.

Nous allons nous intéresser à cette dernière catégorie de Berrani, qui représente le quatrième palier dans la hiérarchie sociale de la population de la Casbah.

Les Berrani se regroupaient en communauté régionale ou tribale avec à sa tête, un Chef appelé « Amin » », qui tenait le rôle de représentant auprès de l’administration, avec de vastes prérogatives, notamment en matière de perception de l’impôt à verser au Beylik, ainsi qu’au maintien de l’ordre. « L ’Amin » était à peu de choses près, l’équivalent du « Caid » des tribus dans les campagnes, à la différence que «l’Amin » était issu de la communauté en question, alors que le « Caid » était Ottoman ou Kouloughli. La particularité de ces groupes communautaires ou corporatifs, repliés sur eux-mêmes, était la responsabilité collective ; ainsi, si un de ses membres commettait une infraction ou un délit, “L’Amin “ avançait la somme due aux autorités puis se faisait rembourser par la collectivité, car c’était toute la communauté qui en était assujettie. La police n’intervenait directement que pour les affaires graves. “L’Amin” pouvait exercer un ou plusieurs boulots, n’exigeant pas une compétence ou savoir faire particulier.

Les plus importantes communautés de BERRANI étaient :

Les Mozabites : L’émigration mozabite vers le Nord, aurait commencé dès le début du XIVe S., et s’accrut progressivement sous la domination turque. Ils bénéficiaient d’avantages et privilèges, « garantie par des contrats écrits », souligne en 1826, le consul américain William Shaler, qui rendaient la condition de certains d’entre eux, plus plaisante que celle de nombreux Hdars. En 1787, Venture de Paradis confirmera que les Mozabites d’Alger jouissaient de plus de privilèges que les Maures : ” ils avaient notamment le monopole des moulins à farine, des boulangeries, des bains, et des boucheries” . Pour comprendre la raison de ces privilèges, il faut remonter à 1541***.* au temps de la tentative de prise de la Casbah par l’Empereur Charles Quint, pendant laquelle, les Mozabites qui firent preuve de vaillance, verront les Ottomans leur octroyer ces apanages intangibles. Les Mozabites se virent ainsi attribués le monopole des moulins à farine, le domaine des boulangeries de détail (La boulangerie pour les troupes Ottomanes, relevant des Jilelis comme indiqué infra), des bains publics et de la boucherie. On les trouvait aussi dans les métiers de rôtisseurs, fabricants de nattes, marchands de charbon, conducteurs d’ânes. Si la plupart d’entre eux ne travaillaient que comme ouvriers, une petite minorité était devenue de vrais entrepreneurs qui pouvaient aisément se dissoudre parmi les Maures, n’était-ce le conflit religieux qui s’y opposait. Les Mozabites étaient attachés au commerce, mais servaient également de négociateurs avec les tribus du Sud ou pour le trafic des esclaves noirs, dont un grand nombre transitait par la place de Ghardaïa.

Les Kabyles de Mzita : Ils étaient originaires de la Région de la Medjana d’après Louis RINN***. Ce qui nous conduit à emprunter un raccourci pour arriver à la Kalaa des Ath Abbes (Bibans), qui a été un temps (à l’image de son éternel ennemi, le Royaume de Koukou), l’allié des Ottomans, pour comprendre la spécificité de ces kabyles de Mzita. Cet épisode n’est pas sans nous rappeler les Jijelis qui avaient l’apanage de la boulangerie « industrielle » à destination des troupes Ottomanes, privilège acquis depuis Aroudj. Les Mzita étaient établis au marché au blé ; avec les Biskris, ils exerçaient la fonction de mesureurs de blé ou de portefaix. Soulignons que les habitant de la Kalaa ath Abbes, réputés pour la fabrication des armes, qui ne pouvaient évidemment exercer cette activité illégale de manière officielle, utilisaient ce savoir faire, au noir, pour améliorer ses conditions socio-économiques, avec les risques qui pouvaient en résulter.

Les Kabyles Zouaoua : Ceux issus du Jurjura ( Zouaoua), qui n’étaient pas engagés comme auxiliaires dans les forces Ottomanes, comme le rapporte Haëdo** « les Turcs se servaient fréquemment des Azugos (Zouaoua)… », étaient employés comme, manœuvres, terrassiers, portefaix. Leurs épouses assuraient aussi, les tâches domestiques dans les riches familles des Maures et Chrétiens convertis à l’Islam (Renegats) . Pour Haëdo qui ne fait pas de distinction entre les Kabyles Zouaoua et les Kabyles de Mzita « ils sont tous de pauvres gens que la nécessité amène à venir vivre à Alger dans de cabanes ou des chambres à loyer ; ils gagnent leur vie à servir les Turcs et les Maures riches, les autres à travailler les jardins et les vignes. Il y en a aussi qui rament dans les galères et brigantins moyennant quelque salaire, on les appelle Baguarines. Il en est enfin, qui vendent des herbages et des fruits, du charbon de l’huile , du beurre etc… ». Les Zouaoua qui avaient au service du Dey, formeront par la suite, en compagnie des Kragla et des Maures, l’éphémère ossature des corps des Zouaves de l’armée d’Afrique coloniale française.

Les Biskris : Ils étaient généralement employés aux travaux de la marine ou au marché au charbon, un grand nombre exerçait le métier de portefaix; quelques-uns travaillaient au marché au blé concurremment avec les Kabyles de Mzita. Mais les Biskris étaient surtout connus pour être soumis à la rude condition de porteurs d’eau, pour les familles qui ne disposaient pas d’esclaves affectés cette pénible tâche, comme le fût, un temps, Miguel de Cervantès lors de sa captivité à Alger. Cette activité de porteur d’eau perdurera jusqu’à l’introduction de l’eau courante dans les douerate de la Casbah.

Les Noirs libres : Ils constituaient la dernière classe sociale des Berrani. Ils étaient soit des esclaves ramenés par des Hadjis de retour de la Mecque, soit achetés par les Touaregs de l’Afrique subsaharienne, puis amenés à la Casbah, après un séjour au M’Zab, l’un des passages obligés de la traite, où ils étaient initiés aux pratiques domestiques et à quelques bribes de la langue Arabe, après avoir transité par l’incontournable marché aux esclaves de Médéa. La situation de ces esclaves affectés comme gens de maison, n’était pas cruelle; ils étaient même souvent incorporés au sein de la famille et celui qui avait amassé suffisamment d’argent pouvait racheter sa liberté ; il était courant qu’une femme esclave qui enfantait des œuvres de son maître soit affranchie ; Rozet rapporte que « il était d’usage chez les grands, à la mort du chef de maison, ou de ses épouses, on donne la liberté à quelques esclaves…c’était un honneur auquel les Maures attachaient une haute importance ». Les Noirs libres, étaient presque tous blanchisseurs de maison ou marchand de chaux en détail.

Les esclaves noirs (wasîf, `abd) constituaient eux aussi un groupe distinct dans la population d’Alger. Les inventaires les désignent sous le nom de wasîf, `abd, khâdim et ama pour les femmes.

A ces importantes communautés, on peut aussi ajouter :

Les Laghouatis , originaires comme leur nom l’indique, de Laghouat et de la région des Sahari, employés au marché à l’huile, les Chaamba utilisés comme âniers, une activité dont la dimension cardinale pour la propreté de la Casbah, est à souligner et les Djwadjla (jileliens) arrivés avec Aroudj, qui se sont vu octroyés, en guise de recomposer pour leur loyauté, la fabrication du pain pour les casernes des janissaires, ce qui représentait une rare marque de confiance envers des indigènes. La tradition du jijli boulanger, qui provient sans doute de cette période, perdure encore de nos jours à Alger.

Farid GHILI.

*Tous les membres de ce groupe sont généralement des homme. Même civils, il semble que des « Turcs » arrivés seuls à Alger, probablement dans l’espoir de faire fortune Le taux de mariage relevé dans ce groupe, pratiquement égal à celui de l’ensemble des civils et deux fois plus élevé que celui des militaires peut indiquer une meilleure intégration des « Turcs » civils que des militaires (Janissaires d’Anatolie)

**Diego de Haëdo : Topographie et histoire générale d’Alger (la vie à Alger au XVI e S)

***Louis RINN : Le Royaume d’Alger sous les Ottomans.

*** *Selon Walsin-Esterhazy, lors de la dernière expédition espagnole contre Alger, conduite par’O’Reilly en 1775, les Beni-M’zab luttèrent, vaillamment. Pour les récompenser, le Dey leur a accordé la concession des bains, des boucheries et des moulins dans toute la Régence, sauf à Tlemcen où l’implantation des Kragla était très important

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