La fleur au(x) fusil(s)
Le 21 octobre 1967, une marée humaine se forme dans la capitale des États-Unis. Avec un message : non à la guerre ! Depuis plusieurs années, l’Amérique envoie ses jeunes citoyens combattre au Vietnam, théâtre de l’affrontement à distance entre les États-Unis et l’URSS. Et de cela, les pacifistes ne veulent pas. Hippies en tête. Pour interpeller le président Lyndon Johnson, ils sont 100.000 à se rassembler autour du bassin du Lincoln Memorial, puis 50.000 à marcher sur le Pentagone.
Parmi eux, une adolescente, Jan Rose Kasmir. Du haut de ses 17 ans, elle s’est jointe à la foule bruyante des contestataires et défile avec sa robe à fleurs.
« Je ne me rappelle pas comment j’ai entendu parler de la manifestation au Pentagone, mais je savais que c’était une chose à laquelle je devais participer. Je me devais de dénoncer cette horrible guerre « , confiera-t-elle bien plus tard.
Arrivés près de leur destination, les manifestants butent contre une ligne de soldats de la Garde nationale. Jan Rose Kasmir, qui a emprunté un chrysanthème à quelqu’un, s’approche des soldats. À quelques centimètres des lames des baïonnettes, elle brandit la fleur en signe de défi – un geste répandu chez les adeptes du « Flower Power », qui prônent la non-violence.
« Aucun d’entre eux n’a croisé mon regard. J’étais comme face à un mur. Mais le photographe m’a dit plus tard qu’ils tremblaient. Je pense qu’ils étaient effrayés à l’idée de recevoir l’ordre de nous tirer dessus. (…) Si vous regardez mon visage, je suis extrêmement triste : je venais de me rendre compte combien ces garçons étaient jeunes. «
Cette silencieuse confrontation n’est pas vouée à tomber dans l’oubli. À quelques mètres de l’adolescente, Marc Riboud a immortalisé la scène. Comme en témoigne la planche contact numérisée par l’agence Magnum, le photographe français faisait des plans larges de la foule lorsqu’il a vu se détacher la silhouette Jan Rose Kasmir. Clic, clac, clic, clac… Riboud, depuis sa position latérale, multiplie les déclenchements et finit sa pellicule. Outre les photos noir et blanc, il prend également des images en couleur, qu’on ne découvrira pas avant des décennies. Voici son récit de cet instant fait il y a quelques années à TV5 Monde :
« Les circonstances font que je me trouvais là au bon moment. J’avais marché toute la journée depuis très tôt le matin, j’étais venu de Paris à Washington. (…) Les manifestants se sont répartis en petites troupes à la fin. Il ne restait presque plus personne, la nuit tombait. J’ai eu de la chance, j’étais le seul à avoir cette scène… »
« Marc Riboud conciliait la forme et le fond »
L’instinct de Riboud a fait mouche. L’image va devenir un parfait symbole du mouvement pacifiste des « sixties », et même un véritable cas d’école pour l’analyse photographique, tant les oppositions visuelles sont nombreuses : baïonnette phallique contre fleur virginale, multitude contre solitude, sombre contre clair ou encore mort contre vie, comme le compile le site Le Sens des images.
« Cette photo dit beaucoup de la capacité de Marc à résumer de manière très forte une situation », dit à « l’Obs » le photographe Patrick Zachmann, confrère et ami de Marc Riboud au sein de l’agence Magnum. « Sa force, c’était de concilier la forme et le fond. Pour lui, le sens avait de l’importance. Il ne faisait pas de l’esthétique pour l’esthétique. »
De longues années s’écoulent avant que Jan Rose Kasmir prenne connaissance de la photo prise par Marc Riboud. C’est son père qui, ô surprise, découvre l’image de sa fille dans un magazine de photo acheté en Écosse, au beau milieu des années 1980. La « Jeune fille à la fleur » fera par la suite l’objet de sollicitations médiatiques, relate-t-elle au « Guardian », disant pleurer au moment de découvrir pour la première fois le cliché dans une exposition (« Cela m’a ramenée à la tristesse que je ressentais à cet instant »).
L’icône n’a jamais cessé de s’engager contre la guerre. En 2004, elle retrouve Marc Riboud lors d’une manifestation à Londres contre l’invasion américaine de l’Irak. Des retrouvailles immortalisées par le photographe, qui saisit alors le visage de la quinquagénaire brandissant son propre portrait daté de 1967.
En bonne photo iconique, l’image de Jan Rose Kasmir est régulièrement évoquée lorsque surgissent des clichés dans la même veine. Récemment, l’image de la militante antiraciste Tess Asplund face à des néonazis, et surtout celle d’une manifestante afro-américaine se dressant face à la police à Baton Rouge ont donné lieu à des comparaisons avec la photographie signée Marc Riboud. Signe de la place importante que tiennent, aujourd’hui encore, la jeune fille et sa fleur dans la mémoire collective.
Les images de l’ancien résistant, prévient Patrick Zachmann, ne peuvent toutefois être réduites à ce cliché mythique. À l’aspect journalistique, celui-ci préfère le pan poétique de l’œuvre de Riboud, photographe du quotidien dans les terres lointaines, dont la Chine maoïste fut le terrain de prédilection.
Il cite ce cliché effectué lors d’un meeting de photographes au Japon, « magnifiquement composé, qui dit beaucoup sur le rapport des photographes à la photographie ». Ou encore la photo de rue qu’il a prise depuis la boutique d’un antiquaire (ci-dessus), avec son « jeu subtil de personnages, ses cadres dans le cadre, qui exprime tant de choses sur le Pékin de cette époque ». Au détour de la conversation, Zachmann lâche le mot : Marc Riboud était un « monument ».
Source : https://www.nouvelobs.com/photo/20160831.OBS7198/la-jeune-fille-a-la-fleur-de-marc-riboud-l-histoire-d-une-photo-iconique.html