La pomme subtilisée
«Il était une fois, dans un village lointain, un homme qui revenait d’un long voyage. Fatigué et affamé, il se mit à l’ombre du pommier d’un verger qui ne lui appartenait pas. Il mangea une pomme et s’endormit avant de reprendre sa route. Arrivé chez lui, quelques jours plus tard, il fut pris de remords et se dit que, quelque part, il avait volé cette pomme puisqu’il n’avait demandé la permission à personne avant de la cueillir. Il décida alors de se rendre à ce verger, d’en retrouver le propriétaire, de s’excuser et demander pardon et même de le dédommager s’il le fallait.
Après quelques jours de marche, il arriva enfin sur les lieux de son délit où un homme se tenait. Il lui raconta toute la vérité et avant de s’excuser, son interlocuteur l’interrompit en lui annonçant qu’il n’était pas concerné, puisque ce jour-là il n’était pas encore propriétaire du verger et qu’il fallait trouver son prédécesseur pour lui présenter ses excuses, car les pommes étaient sa propriété, à ce moment.
Muni de quelques indications, l’homme se lança à la recherche du jardinier et le trouva après quelques péripéties. Après l’avoir salué, il lui expose l’objet de sa visite :
– Je viens te demander de me pardonner d’avoir touché à ton bien sans que tu m’y autorises. A l’égard de Dieu, c’est un vol. Comment me racheter ?
– Tu as traversé tout cet espace et perdu tout ce temps pour que je te pardonne d’avoir subtilisé une pomme ? demanda le jardinier intrigué.
– Oui, et je tiens à réparer.
– Vraiment ? insista l’hôte qui lui avait tout de même réservé un bon accueil.
Comme l’homme était déterminé, le jardinier lui exposa les conditions :
– J’ai une fille en âge de se marier mais personne n’en veut puisqu’elle est handicapée : elle est sourde, muette, aveugle et paralysée. Je m’en occupe depuis sa naissance et je suis fatigué. Prends-la pour épouse et tu seras pardonné.
Bien que surpris, l’homme accepta le sacrifice puisque c’était le seul moyen d’obtenir le pardon recherché. Le père fit venir le cadi (juge) pour concrétiser l’union et les noces furent célébrées le jour même. C’est le lendemain que l’homme devait repartir avec sa femme handicapée. Mais ce soir-là, selon la coutume, le mari devait rejoindre la mariée dans la chambre nuptiale. Lorsqu’il fut introduit auprès d’elle, elle était installée, recouverte de voilage, assise sur le lit conjugal. L’homme prit place près d’elle et lui dit d’une voix calme et sereine :
– Je suis ton mari, je sais que tu ne pourras pas m’entendre ni me voir, ni te lever pour m’accueillir, mais je te promets d’être un bon époux, de t’aimer et de te protéger. J’ai donné ma parole à ton père qui m’a pardonné. Lui ne sera pas là, certes, mais Dieu m’observe tout comme il l’a fait lorsque j’ai pris la pomme sans demander.
Après avoir ainsi parlé, il souleva doucement le voile. La main suspendue, il demeura figé. Un magnifique visage lui souriait, d’immenses yeux ouverts le regardaient avec amour et une douce voix lui répondit :
– Je suis ton épouse. Mon père voulait pour moi un homme digne. Il t’a éprouvé en inventant que j’étais affublée de tares. Je sais à présent qu’il m’a choisi le meilleur des maris.»
Conte tiré du livre Aux origines du monde, contes et traditions d’Algérie, Flies France, Paris, 2005.
Illustration :
- « La toilette », huile sur panneau, signée Rudoph Ernst. Courtoisie Mathaf Gallery Londres.