«Mon frère avant de monter au maquis a répudié sa femme. Il voulait la libérer. J’imagine qu’il pensait qu’il ne reviendrait pas. Elle était enceinte. Quand la petite est née, il a voulu la voir mais les frères de sa femme ont refusé. Parce qu’il l’avait répudiée. Il n’a pas pu voir sa fille. Il est remonté au maquis et y est mort», raconte un ami. «Ma nièce a finalement été élevée par une tante. Et elle croit toujours que son père l’a abandonnée. Sa mère lui a à maintes fois répété qu’elle avait été répudiée parce que son père montait au maquis et ne voulait pas la “ligoter”. Il voulait la laisser libre de refaire sa vie. Mais ma nièce n’y a jamais cru.»
Un drame comme il y en a eu tant d’autres. Des hommes qui partent en guerre. Des femmes qui se joignent à la cause. Par soumission. Par loyauté. Elles se drapent de la cause de leur époux, du père de leurs enfants. Pour garder la face. Plus tard, quand la guerre sera bien entamée, elles assumeront le conflit par conviction. Elles seront nombreuses à monter au maquis.
Les mères aussi assistent au départ de leurs fils. Dans l’incapacité de les retenir. Incapacité morale, incapacité sociale. Mais très vite, les femmes semblent comprendre les enjeux. A celles dont il est adjoint de faire à manger, d’éduquer et de soigner les enfants, est subitement annexé le rôle de seul parent. Seul à veiller. Les épouses sont souvent aidées par la famille de l’époux. Mais elles assument. Et par de petits gestes. De petites actions. Elles seront au départ du déclenchement les petites mains qui aideront les grandes. «On allait voir mon père à Barberousse avec ma mère, les jours d’autorisation de visite. Je me souviens que mon père lui transmettait des messages sur papier. Une fois, le petit bout de papier est tombé au moment où le garde passait. Je me suis jeté pour poser mon pied dessus. Ni vu ni connu. Ma mère prenait le papier. Le cachait. Et devait le transmettre à qui de droit. Elle ne savait pas lire et se contentait d’accomplir sa mission», raconte M. Boukechoura lors de l’emprisonnement de son père un 4 novembre 1954. «Une fois, les Français ont cueilli un combattant dans l’atelier de mon père. Il avait décliné une autre identité. Ils ont interrogé ma mère pour savoir qui c’était. Elle a répondu que c’était le cousin de mon père. Puis ils ont interrogé mon père à Serkadji qui a répondu que c’était son cousin. Quand ils se sont retrouvés lors de la permission de visite, ils étaient tout content de constater qu’ils avaient répondu la même chose sans qu’ils se soient préalablement accordés sur les informations à donner», poursuit Boukechoura.
Objet de convoitises stratégiques par les Français
Les femmes seront vite mises en ligne de front par les Français. On les sait vulnérables. Leur statut ne leur permet pas de prendre des décisions par elles-mêmes. Elles ne doivent donc pas être informées de ce que font les hommes, ni donc du secret qu’il faut garder pour peu qu’elles aient perçu des informations. Elles feront donc l’objet d’interrogatoires. Pour le camp adverse, elles sont facilement impressionnables. Mais derrière la porte de leur maison, elles savent qu’elles peuvent se parer de cette vulnérabilité pour qu’on les laisse tranquilles. Ou pour aider. Des petites mains qui prennent des bouts de papiers. Alors qu’elles ont été sous la protection du père puis du mari elles se savent chargées de la mission de veiller sur la famille et les biens. Elles l’assumeront. Du statut inférieur d’épouse, elles seront complices durant la période du déclenchement pour ensuite devenir actrices de la libération du pays.
D’ailleurs, dès le début de la guerre, l’Etat français a conscience du rôle que pourraient jouer les femmes algériennes. L’objectif estde leur octroyer le droit de vote et permettre ainsi une intégration de la population musulmane dans son entier. Le préfet chargé de la direction des services de l’Algérie et des DOM estimait en 1955 : «Certains esprits considèrent même que la femme tient la clef de l’évolution de l’Algérie, parce que n’ayant presque pas de contacts avec le monde extérieur, l’éducation qu’elle donne à ses enfants, et dont ils garderont l’empreinte toute leur vie, se ressent de cet isolement et de cette stagnation. Il serait donc de bonne politique de lui ouvrir les fenêtres et de se l’attacher par des mesures qui la sortiraient de son effacement», peut-on lire dans Les Femmes algériennes pendant la colonisation de Diane Sambron.
Dès 1955, la femme devient donc un bastion que chacun cherchera à se disputer. Elles n’étaient que 5% en 1938 à savoir lire et écrire.Ce postulat ne gênait en rien l’Etat français qui trouvait là un prétexte supplémentaire à ne pas assimiler Algériens et Français. Pour la société algérienne, la femme représentait cette sphère privée intouchable. Des violations de territoire, des spoliations de propriété, l’Algérien ne pouvait se soumettre à une violation de son intimité chez-lui. Elles se savent un nouvel enjeu dès le déclenchement de la Révolution algérienne. «Contredisant le stéréotype orientaliste de la femme musulmane obéissante, soumise et spectatrice silencieuse de la guerre, ce constat (fidayate et moudjahidate) provoqua une véritable course pour se gagner les Algériennes avant que le FLN eût consolidé son emprise sur elle», écrit Neil Mac Master dans Historie de l’Algérie dans la période coloniale. La France ne gagnera pas la guerre. Pas plus qu’elle n’avait gagné la femme algérienne. Elle se savait quantité négligeable de part et d’autre. Et c’est en tant que détentrice de sa destinée qu’elle opta pour la libération du pays.
Zineb A. Maïche
Image : Alger le 31 janvier 1960. Dans les rues de la capitale, des femmes défilent devant une barricade.