Le général ne comprend pas les inquiétudes du vieux commandant de la Lune, le capitaine Verdille. Il lui rappelle : Le navire ne vient-il pas de traverser la Méditerranée ? Pourquoi ne pourrait-il pas franchir quelques milles de plus ? « Allons, allons, capitaine, nous irons bien jusque-là ! » Mais, le navire de guerre affronte une mer devenue houleuse, sa vieille carcasse tremble de partout. Pourtant, avant son départ, le charpentier de marine délégué par les autorités locales avait certifié que la Lune était encore capable de faire le tour du monde.
Soudain, dans un énorme craquement, la Lune se fend en deux et coule en quelques minutes, les eaux engloutissent le bâtiment de guerre. Seule une vingtaine de matelots présents sur le pont ont le temps de grimper dans un canot de sauvetage. Sitôt à bord, ils s’empressent de repousser à coups d’avirons et de piques les quelques autres naufragés qui veulent encore se hisser sous risque de faire couler la frêle embarcation. Le seul autre navire présent sur place, le Saint-Antoine, ne parvient à récupérer qu’une poignée de survivants. Le capitaine Verdille, l’un des rares hommes à savoir nager réussit à rejoindre le rivage, agrippé à une planche. Il y aurait seulement vingt-quatre survivants. Tous les autres coulent avec le navire. Tous les soldats du « régiment Picardie » disparaissent dans l’onde. Au total, huit cents noyés ! Le général de la Guillotière, qui se moquait, fait partie des victimes. Il n’essaie même pas de sauter à l’eau, se sachant condamné, faute de savoir nager.
Les trois autres vaisseaux pleins à craquer parviennent à rallier Toulon. En voyant débarquer le corps expéditionnaire, Louis Testard de La Guette, intendant de la marine du Levant, est pris de court. Jamais il n’aurait imaginé une défaite. La dernière livraison de la Gazette de France se gargarisait encore des succès français. Que faire des navires bourrés d’hommes qui s’empresseront, une fois descendus à terre, de répandre la nouvelle de la défaite ? La Guette prend prétexte de la peste sévissant en Provence pour renvoyer les bâtiments en quarantaine à Porquerolles. Ce qui est bien entendu absurde, puisque la peste est déjà à Toulon, et pas en Barbarie. Mais il n’a pas trouvé d’autre excuse pour neutraliser les marins et les soldats tant qu’il ne recevra pas d’autres ordres du roi. Les soldats et marins placés en quarantaine sur l’île de Porquerolles, décèdent d’épuisement, de maladie, de faim et de soif.
C’est ainsi que Louis XIV parviendra à étouffer la nouvelle de la défaite et conservera son honneur. Le naufrage de la Lune et la débâcle face à la forteresse d’Alger, est le dernier épisode d’une déroute militaire du roi soleil, si ignominieuse qu’elle a été tenue longtemps secrète. De nombreux historiens français ont, en effet, ignoré cette première tentative de conquête de l’Algérie par la France.
L. Amrani d’après l’ouvrage de Bernard Bachelot : Louis XIV en Algérie, Éditions L’Harmattan
- Illustration : gravure de « Djidjelli » en 1664