En effet, si dans certaines conditions favorables, les os des vertébrés et les tests des mollusques se sont bien conservés, les aliments empruntés au règne végétal ou à la faune des invertébrés sans coquille n’ont laissé aucune trace. De plus, on ignore tout des repas pris hors de l’habitat, sur les lieux même de collecte ou de chasse. Des débris faunistiques qui accompagnent une industrie, il est donc impossible de tirer des informations suffisamment complètes pour être satisfaisantes sur la composition et la richesse énergétique des menus des Préhistoriques ; nous ne l’oublierons pas en tentant de reconstituer ce que fut l’alimentation des Épipaléolithiques (- 12 000) de l’Afrique du nord, les premiers sur lesquels nous disposons d’une documentation utilisable.
A de rares exceptions près, les gisements épipaléolithiques du Maghreb se répartissent entre deux complexes industriels principaux : l’Ibéromaurusien ( 20 000 à 10 000 AV JC) dans la zone littorale, le Capsien (8500 à 5400 AV JC) dans la zone continentale s’étendant au sud de la première, de la Tunisie centrale aux plateaux oranais et vraisemblablement au-delà.
L’alimentation ibéromaurusienne
Comme leurs prédécesseurs moustériens et atériens, les hommes ibéromaurusiens n’hésitaient pas à s’attaquer au gros mammifères dangereux : rhinocéros, Homoïoceras (buffle antique), grand bœuf et même éléphant étaient chassés puisque l’on retrouve leurs ossements dans les gisements.
Les Ibéromaurusiens n’ont laissé aucune représentation pouvant nous renseigner sur leur méthode de chasse. On peut admettre que le piégeage et en particulier le creusement de fosses permettait la capture, à moindres frais, du gros gibier qui était abattu sur place. Celle des gazelles, antilopes, mouflons, devait se faire par petits groupes et non pas individuellement comme cela se pratiquera plus tard lorsque le chien fut domestiqué. En fait, tout animal susceptible d’être consommé était chassé : les ongulés viennent en tête dans les listes faunistiques qui nous permettent de reconstituer partiellement les menus ibéromaurusiens, mais les petits carnassiers ne sont pas dédaignés. Chacal, renard, genette, chat sauvage, mangouste, viennent parfois compléter le régime carné dans lequel il faut compter également les gros rongeurs (porc-épic), des lagomorphes (lapin, lièvre), des insectivores (hérisson) et même le magot.
Les mollusques — peut-être ramassés par les femmes et les enfants — entrent dans une proportion très variable suivant les lieux dans l’alimentation ibéromaurusienne. Il est même intéressant de noter que ces variations peuvent avoir, en ce qui concerne les mollusques marins une explication chronologique, C. Arambourg remarquait fort judicieusement que les niveaux supérieurs étaient, de beaucoup, plus riches en mollusques marins que les niveaux inférieurs. Ce changement dans le régime alimentaire s’explique facilement par le fait que la ligne de rivage était sans doute plus proche et peut-être aussi que les conditions de température étaient devenues plus favorables à la multiplication des patelles, moules et troques.
Aux causes naturelles il faut ajouter d’autres raisons purement humaines fondées sur des habitudes alimentaires et peut-être même des interdits : ainsi à Courbet-Marine situé sur le bord de la mer aucune coquille de mollusque ne fut recueillie, tandis qu’au Cap Ténès les niveaux ibéromaurusiens constituent une véritable « escargotière » dans laquelle les coquilles d’hélix sont bien plus nombreuses que les patelles.
A Rachgoun, pourtant un peu plus éloigné de la mer, c’est nettement l’inverse. La faune recueillie dans ce gisement est presque exclusivement constituée par les coquilles de moules, des patelles, quelques gastéropodes marins , de rares gastéropodes terrestres, et pratiquement aucun ossement de mammifères (gazelle). Les hommes qui avaient établi leur campement à Rachgoun entre le Tafna et la mer ne vivaient pour ainsi dire que de celle-ci : leur activité essentielle devant être de parcourir le littoral et d’y recueillir les fruits de mer sans pratiquer une pêche véritable. A l’abri Alain à Eckmül (Oran) en revanche des vertèbres de poisson sont assez nombreuses.
Dans l’intérieur des terres, aux mammifères déjà cités et aux gastéropodes terrestres, s’ajoutaient parfois des mollusques marins et d’eau douce.
On pourrait multiplier les exemples qui nous montreraient la variété des menus ibéromaurusiens qui ne sont pas aussi rigoureusement déterminés par les conditions locales que l’exigerait une logique à la fois déterministe et simpliste.
Toutefois nous nous attarderons sur le cas des grottes et abris des Beni Seghoual qui à 40 ans d’intervalle ont fait l’objet d’études importantes. Ces grottes sont situées sur la côte du golfe de Béjaia (ex Bougie), en Kabylie. Selon C. Arambourg qui l’a décrite en 1934, la faune comprend :
– des mollusques marins appartenant à 18 espèces…
– des mammifères appartenant à 16 espèces dont le mouflon à manchettes, le bœuf primitif, le petit bœuf , l’antilope bubale ou alcélaphe; le cerf à joues épaisses, l’hippotrague, le buffle antique, la gazelle commune, le sanglier, le macaque;
– des vertèbres et ossements de poissons indéterminés.
Ce tableau montre que les occupants des grottes ont pratiqué la collecte de coquillages et des escargots, la pêche et la chasse, mais il ne nous renseigne pas sur l’importance relative de chacune de ces sources d’alimentation. Une fouille effectuée en 1973 par Earl Saxon dans l’une des grottes, celle de Tamar Hat, lui a permis d’apporter des informations complémentaires d’un grand intérêt. Il a constaté : 1e que le mouflon constitue la presque totalité de la faune d’herbivores (94 %), ce qui le conduit à envisager un modèle d’économie ibérumaurusienne fondée sur lui ; 2e que les Épipaléolithiques n’ont demandé aux mollusques terrestres un appoint non négligeable que dans les derniers temps de l’occupation du site, quand la remontée flandrienne du niveau de la mer a réduit l’étendue de la plaine côtière et compromis l’existence du troupeau de mouflons en détruisant ses pâturages.
La prédominance du mouflon sur toutes les autres espèces tient certainement plus à la composition de la faune locale qu’à une préférence alimentaire des consommateurs : C. Arambourg a noté, en effet, que cette prédominance s’affirme dans la faune des brèches de placage et de fentes de la région comme dans celle des couches archéologiques. Le même auteur signale cependant, parmi les espèces « communes », un autre herbivore de grande taille, le grand bœuf, le sanglier, l’ours brun et le porc-épic, ce qui autorise à se demander si Earl Saxon n’est pas tombé sur des dépôts exceptionnellement riches en mouflons. On sait que la faune, comme l’industrie lithique, est très irrégulièrement répartie dans les gisements préhistoriques. Même si la prédominance écrasante du mouflon se confirmait dans la totalité des dépôts, il n’y serait représenté en fait que par un nombre relativement médiocre d’individus.
Même si l’on suppose que les occupants étaient peu nombreux et que l’occupation des lieux a été discontinue, ce qui est possible s’agissant des chasseurs-collecteurs, il est difficile d’échapper à l’impression que la faune de vertébrés et de mollusques représentée dans la grotte n’a pu couvrir qu’une faible partie de leurs besoins alimentaires et qu’ils ont dû, d’une part consommer souvent hors de l’habitat (en particulier le gros gibier tel que le buffle antique et le grand bœuf), d’autres part faire largement appel aux ressources tirées du règne végétal (racines, tiges, fruits, graines…) et du monde des invertébrés (limaces, larves, chenilles, sauterelles…), qui ne laissent, les unes et les autres, aucune trace.
Eric Higgs distingue les chasseurs occasionnels qui tuent sans aucun souci de l’avenir du troupeau et les chasseurs prévoyants qui calculent et ménagent leurs ressources futures en gibier. Pratiquement, les faits vont dans le sens de la préservation du troupeau, même si les chasseurs n’obéissent pas à un impératif de prévoyance, car les bêtes qu’ils isolent du troupeau et qu’ils abattent le plus facilement sont, ou bien des individus jeunes et, pour cette raison, inexpérimentés et imprudents, ou bien des individus affaiblis par l’âge, la maladie ou une blessure.
Nous ne pouvons faire que des suppositions sur les végétaux dont se nourrissait l’homme ibéromaurusien. Les molettes et fragments de meules sont rares. Encore doit-on remarquer que meules et molettes peuvent intervenir dans de nombreuses préparations qui ne sont pas nécessairement culinaires. Non seulement des colorants peuvent être broyés mais aussi des os dont la poudre, en cas de disette, peut être consommée. Des végétaux ligneux, des écorces (celles de pin en particulier), des fruits à coques dures pouvaient ainsi être traités à la meule avant d’être mastiqués.
Cette alimentation végétale, de même que l’alimentation carnée, mais plus que celle-ci, devait varier considérablement au rythme des saisons : bulbes, jeunes pousses, bourgeons, graines et fruits étaient tour à tour récoltés et consommés.
Petits reptiles (lézards, tortues), batraciens et insectes complétaient cette alimentation rude mais qui paraît en définitive assez diversifiée.
Il est difficile de ne pas lier le régime nutritif des hommes de Mechta-Afalou et l’état de leur denture. Dès 1934, M. Boule et H.V. Vallois insistaient sur l’usure à la fois très précoce et particulièrement forte des dents des hommes d’Afalou. C’est ainsi que sur les molaires à peine sorties du jeune adolescent, les cuspides sont déjà abrasées. L’usure des incisives supérieures se fait en biseau, obliquement de bas en haut, celle des canines est horizontale ; sur les prémolaires et les molaires elle est extrêmement forte faisant disparaître l’émail et transformant la couronne en une surface plane ou légèrement concave. Cette forme d’usure apparaît plus fréquemment sur les molaires supérieures alors que sur les inférieures l’usure est oblique vers le vestibule. Cette remarque faite à Taforalt* (D. Ferembach, 1962) nous semble être révélatrice d’un mode de mastication du type engrenant, sans mouvements latéraux importants : ne serait-ce pas à mettre en rapport avec une alimentation surtout carnée dans laquelle les aliments végétaux seraient moins importants ? On peut noter en revanche que les mutilations dentaires que s’infligeaient les hommes et les femmes ibéromaurusiens rendaient difficile le raclage du périoste sur les os longs à l’aide des deux rangées d’incisives, pratique alimentaire dûment constatée chez les Moustériens.
Sources :
- E.B., G. Camps, J.-P. Morel, G. Hanoteau, A. Letourneux, A. Nouschi, R. Fery, F.Demoulin, M.-C. Chamla, A. Louis, A. Ben Tanfous, S. Ben Baaziz, L. Soussi, D.Champault et M. Gast, « Alimentation », Encyclopédie berbère, 4 | Alger – Amzwar, Aix-en-Provence, Edisud, 1986, p. 472-52
- E.B., G. Camps, J.-P. Morel, G. Hanoteau, A. Letourneux, A. Nouschi, R. Fery, F.Demoulin, M.-C. Chamla, A. Louis, A. Ben Tanfous, S. Ben Baaziz, L. Soussi, D.Champault et M. Gast, « Alimentation », in Encyclopédie berbère, 4 | Alger – Amzwar[En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 23 septembre 2014. URL : https://encyclopedieberbere.revues.org/2436
- Image : Algérie,gravures rupestres, à Jabbaren dans Tassili-n-Ajjer