Ils sont devenus de grands vizirs, rois d’Égypte, protecteurs des Indes, amiraux et maîtres de la Méditerranée, Deys en Algérie, Tunisie et Libye, conquérants et bâtisseurs d’un empire qui s’étendait sur trois continents. Il s’agit des jeunes enfants capturés (devshirmé) au titre du tribut ou impôt de sang ottoman en temps de paix.
Car contrairement aux janissaires qui étaient des enfants nés chrétiens, capturés au cours des guerres, séparés de leurs parents et groupés en bataillons que les services impériaux ottomans raflaient à l’âge de dix ou douze ans, le devshirmé ou système de recrutement forcé annuel, lui, était opéré par les armées du sultan en temps de paix. Il est à noter que le « ramassage » se faisait essentiellement dans la partie européenne notamment les pays des balkans et slaves,* de l’empire ottoman.
Les Janissaires, accompagnés de docteurs, se rendaient dans les zones rurales de préférence, et levaient des recrues parmi les enfants âgés entre 6 et 16 ans. La tranche d’âge était aussi large, car on accordait plus d’importance à l’apparence physique qu’à l’âge réel des enfants. Un enfant devshirmé se devait d’être en bonne santé, de taille et de corpulence moyennes. Les enfants déjà fiancés ne pouvaient être recrutés ; c’est en partie pour cette raison que beaucoup de familles fiançaient leurs enfants à un âge précoce. Une autre règle importante stipulait que les enfants ne devaient pas parler turc. Les enfants réquisitionnés et acheminés vers Istanbul étaient par la suite examinés par des « experts » qui, se basant essentiellement sur leurs caractéristiques physiques, émettaient un avis sur le domaine auquel ils devaient être affectés. Les enfants physiquement les plus présentables et les plus intelligents étaient envoyés au palais; les autres étaient soit confiés aux Janissaires afin de devenir soldats, ou vendus comme esclaves.
Mais selon des sources, il a été estimé à environ 60 % la proportion des enfants qui devenaient esclaves, à 30 % ceux qui devenaient Janissaires, et seuls 10 % aboutissaient au palais**.
Afin de mieux comprendre le principe du devirshmé, voici un texte extrait d’un livre Les Règlements des janissaires de la porte sublime, qui fut publié en 1606, rédigé par un secrétaire des janissaires.
« L’avantage qu’il y a à ramasser (devshirmé) des fils d’infidèles est qu’en venant à l’islam ils feront preuve de zèle religieux, deviendront des ennemis de leur famille et de leurs proches. (…) En outre, quand il faut ramasser des fils d’infidèles, que l’on prenne le fils de notable, le fils du prêtre, le fils de bonne famille. Que l’on prenne un seul fils quand il y en a deux, que l’on ne prenne pas les deux ensembles. S’il y a plusieurs fils, que l’on prenne le plus beau.»
L’institution du devshirmé inaugurée par le sultan Orkhan (1326-1359) fut théoriquement abolie en 1656.
*Ce qui explique( en partie) le type dit européen de nombreux descendants de koulouglis (kragla) algériens.
**Parallèlement à ce système de recrutement, un autre, moins connu, fonctionnait pour la levée d’enfants entre six et dix ans (iç oglan) réservés aux sérails des sultans. Confinés (déjà) dans les palais et confiés aux eunuques, ils étaient
assujettis durant quatorze ans à une discipline astreignante et à de pénibles tâches. C’était eux qui fournissaient la hiérarchie la plus élevée des fonctionnaires de l’Etat ottoman.
Le recrutement des iç oglan continua jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
Par Farid GHILI
Image : Devchirmé en Bulgarie. Gravure exposée au palais de Topkapı, 1558.