Début février 1918, des bateaux chargés d’environ 10.000 «travailleurs russes» quittent les ports de Toulon ou de Salonique – où les Alliés combattaient les Empires centraux – pour Alger. Qui sont ces mystérieux Russes envoyés en Algérie ?
En fait, ces Russes ne sont en rien des «travailleurs». Ce sont des soldats qui ont été plus ou moins démobilisés sur les théâtres d’opérations français de la guerre de 1914-1918. Ces soldats russes avaient été envoyés en France dans le cadre de l’alliance franco-russe scellée à la fin des années 1870 face à la montée de la puissance allemande. Quand la Première guerre mondiale éclate en août 1914, les Allemands doivent combattre sur deux fronts, contre les Français et les Britanniques à l’Ouest, contre les Russes à l’Est.
40.000 soldats russes livrés à la France
En 1915, la guerre a déjà été terriblement meurtrière pour les Français. Paris décide alors de mendier auprès du Tsar Nicolas II des hommes contre des armes. La France espère récupérer 500.000 soldats, elle n’en obtient que 40.000 qui vont se battre à partir de 1916 sur le sol français et sur le front de Salonique.
1917. Arrive la Révolution russe. L’agitation gagne les rangs des soldats russes. Le commandement français, qui doit déjà faire face aux mutineries des poilus français, préfère isoler ces Russes dans un camp, à Courtine. En juillet, ces soldats enfermés dans ce camp se soulèvent. En septembre, la mutinerie est réduite par l’armée française (avec un bilan officiel d’une quinzaine de tués, beaucoup plus selon d’autres sources). Alors que les bolchéviques prennent le pouvoir à Petrograd et engagent des négociations de paix avec les Allemands, Paris se demande alors que faire de ces soldats russes sur le sol français ?
A part quelques centaines de volontaires qui choisissent de continuer à se battre, et quelques dizaines de leaders de la mutinerie qui se retrouvent détenus sur l’île d’AIx, les autres (environ 10.000) sont transformés en «travailleurs»… et Paris décide de les éloigner en Algérie pour fournir des bras dans ce territoire alors français dont beaucoup d’hommes, «Européens» comme «musulmans», ont été envoyés se battre contre les Allemands.
«Ces Russes, on s’en méfie, ce sont ceux qui ont refusé de poursuivre la guerre. Il faut se souvenir qu’en ce début 1918, la situation est encore très tendue et la France craint encore de perdre la guerre», explique l’historien Frédéric Guelton, spécialiste du conflit, ancien chef du département de l’armée de terre au service historique de la Défense.
En Algérie, coincés entre la mer Méditerranée et le Sahara, ces militaires paraissent tout de suite moins dangereux…
10.000 Russes en Algérie
A la fois libres (en principe) et militaires, travailleurs et déplacés (Frédéric Guelton refuse d’employer le terme «déporté», «en raison de la connotation du mot après la Seconde guerre mondiale»), ces Russes envoyés en Algérie ont un statut des plus flous. « Leur statut n’a jamais été définitivement réglé, ce sont les soldats démobilisés d’un pays qui n’est pas reconnu par la France. Ils sont sans vrai statut légal en droit », explique Frédéric Guelton. Ils ne sont plus militaires mais ne sont pas autorisés à faire ce qu’ils veulent. Et restent placés sous l’autorité militaire.
Ce nombre important s’explique. En effet, ces hommes, en général issus de la classe paysanne, n’ont qu’un souhait, revenir au pays. Résultats : les volontaires pour continuer à se battre sont très peu nombreux. « Il faut comprendre », explique Frédéric Guelton que « quand vous proposez à ces hommes d’un pays qui a signé la paix et distribue la terre », ils n’aient qu’un souhait: « rentrer ».
Mais l’heure n’est pas au voyage de retour… C’est le temps de l’installation. Une installation qui inquiète… même en Algérie. « L’arrivée de ces Russes a fait peur », confirme Frédéric Guelton. Les Français voient en effet en ces soldats des agitateurs révolutionnaires, des bolcheviques venus soulever les populations «indigènes ».
A tel point que lorsque ces « travailleurs » débarquent à Alger, ils le font « sous escorte militaire, mitrailleuses en batterie », raconte l’historien. Que deviennent alors en Algérie ces « travailleurs » un peu forcés ?
« Fainéants bolchéviques » ?
Ils se retrouvent en général dans des camps militaires, répartis dans les trois grandes régions algériennes, l’Oranais, l’Algérois et le Constantinois. Une fois installés, ils dépendent beaucoup du commandement militaire français local, qui s’implique plus ou moins dans leur vie quotidienne. Les Russes sont, semble-t-il, biens traités dans le Constantinois où ils bénéficient d’une grande liberté mais sont considérés comme des « fainéants bolchéviques » dans l’Algérois.
« On ne sait pas grand-chose de leur vie quotidienne », reconnaît l’historien. Les seules sources sont quelques rapports militaires retrouvés dans les archives, et surtout le contrôle de leur correspondance (la censure) par l’armée française. On apprend ainsi que quand la peur s’est dissipée, leurs employeurs estiment qu’« ils travaillent bien et sont peu payés », au point qu’ils apportent «une telle satisfaction que les employeurs ne veulent pas les rendre».
Officiellement ils sont payés un franc par jour, plus un franc destiné à assurer les dépenses quotidiennes (logement, nourriture, vêtements), mais cette consigne ne semble pas respectée partout. Certains estiment qu’il « faut maintenir les Russes pour remplacer les indigènes dont la perte se fait sentir ». En effet, la guerre continue de tuer et les troupes venues d’Algérie ne sont pas encore rentrées.
Que font-ils en Algérie ? « Ils sont majoritairement paysans tandis que 8 à 10% sont employés par les chemins de fer. Mais il est difficile de définir une situation type. Chaque cas est un peu unique. Rien de commun entre un homme qui travaille dans une ferme et celui qui se trouve sur un chantier du chemin de fer; ceux détenus à la compagnie disciplinaire de Mers el-Kébir ou les employés par les chemins de fer à Alber, ou Bône; les travailleurs agricoles à Mostaganem ou à Maison Blanche ou encore mineurs dans les mines de plomb de Chabet-Kohol.»
Les archives permettent de savoir qu’en théorie, ils avaient des contrats de travail de trois mois renouvelables, qu’ils avaient un salaire d’un franc par jour plus des primes, que la religion était respectée (le dimanche était férié) et que le jour de la fin de ramadan de 1918 fut aussi férié…
Le retour vers la Russie
La guerre se termine officiellement même si la France n’hésite pas à guerroyer ici et là après l’armistice, contre les forces bolchéviques notamment. La France ne reconnaissant pas le nouveau pouvoir des soviets, pas facile de trouver une solution pour les soldats russes toujours perdus en Algérie. Des pourparlers discrets ont cependant lieu à Copenhague entre Français et Soviétiques qui aboutissent en avril 1920 à un accord qui permet aux Russes volontaires de gagner l’URSS (reconnue par la France seulement en 1924).
Reste la question de savoir si certains Russes sont restés en Algérie ? Pour Frédéric Guelton, le mystère reste entier. Surtout que les archives ne sont guère loquaces.
La présence Russe en Afrique du Nord ne s’est curieusement pas arrêtée à cet épisode. En effet, alors que nos soldats russes regagnaient ce qui allait devenir l’URSS, de nombreux autres Russes sont arrivés dans la région…
Pierre Magnan – Rédaction Afrique