Lieux emblématiques du patrimoine des Algériens en France, les cabarets racontent l’histoire des luttes menées par la diaspora maghrébine pendant près d’un demi-siècle sur le sol français. Attirant des publics diversifiés, aisés et populaires, connus et anonymes, Maghrébins en mal d’exil et Français en quête d’exotisme, les cabarets orientaux, dont la dénomination est française et emprunte à l’orientalisme, apparaissent dès les années 1930 en France mais connaissent un véritable succès à la fin des années 1940.
Les cabarets orientaux : lieux incontournables du patrimoine culturel des Algériens en France
Partageant leur quotidien entre l’usine et le café-hôtel, les ouvriers algériens, majoritairement jeunes et célibataires, vivent dans une très grande précarité. Dès les années 1930, cette immigration se sédentarise et devient durable, annonçant déjà l’enracinement en France. Le sentiment d’appartenance nationale et ainsi le nationalisme vont alors naître de cet exil.
Au même moment, une vie culturelle émerge au sein de la diaspora. Nostalgiques du pays, les travailleurs immigrés, plutôt isolés, renouent avec leurs racines dans les cabarets. Les premiers établissements se développent dans la capitale durant l’entre-deux guerres.
Figurant parmi les plus célèbres, le cabaret El-Djazaïr, situé dans le 5e arrondissement de Paris, est un des premiers établissements ouverts avant la Seconde Guerre mondiale mais l’essor vient après 1945.
Concentrés essentiellement dans le quartier Latin et le quartier Saint-Michel, on dénombre près d’une trentaine d’établissements, à l’époque de l’âge d’or dans les années 1950, à l’instar du Koutoubia, situé rue des Ecoles ; le Bagdad, rue Saint-André-des-Arts ; La Casbah, rue de la Harpe.
Lieux de rencontres incontournables des artistes orientaux, c’est dans l’exil que la musique populaire du Maghreb connaît le succès, se nourrissant de l’influence des grands artistes qui interprètent différents styles, de la musique andalou, chaâbi, kabyle, égyptienne, raï, judéo-berbère… Les clients se pressent pour venir admirer les ondulations et vibrations des danseuses du ventre et écouter chanter les vedettes de l’immigration ainsi que de célèbres orchestres.
L’exil et le déracinement, thèmes de prédilection des chansons de l’immigration
C’est toute une génération d’enfants d’immigrés algériens, nés en France, qui grandit au son de ces interprètes, chantant les blessures de l’exil mais aussi l’amour, à l’instar de Noura (Fatima-Zohra Badji), qui sera la première interprète à chanter une chanson de l’auteur-compositeur Michel Berger et décroche même un disque d’or, en 1971, avec un million d’albums vendus en France. Ou encore Saloua, de son vrai nom Fettouma Lemitti, qui émigre à Paris dans les années 1950 et anime la première émission de radio destinée aux femmes arabes sur les ondes de la Radio publique française. Son répertoire musical compte plus de 400 titres. On peut citer également Slimane Azem, dont le timbre de voix mélancolique ainsi que de nombreux textes racontent la tristesse de l’exil. Egalement Akli Yahiaten, Joseph Hagège, Blond Blond, Line Monty, Thouraya et bien d’autres qui viennent faire carrière en France et connaissent le succès.
Surnommé «Monsieur Cabaret», Salim Halali fonde, après la guerre, un premier cabaret Ismaïlia Folies puis le Sérail. D’origine juive-berbère et turque, Salim Halali est une figure importante de l’univers musical algérien à Paris. Arrivé en France à l’âge de 14 ans, il connaît le succès trois ans plus tard à Paris, en interprétant en arabe des chansons de flamenco puis arabo-andalouses. Durant l’occupation, Si Kaddour Benghabrit, recteur de la Grande Mosquée de Paris, lui fournit une attestation de conversion à l’islam pour cacher ses origines juives et l’engage dans l’orchestre du café-maure de la Mosquée, haut lieu de la culture maghrébine à Paris.
Mais c’est surtout auprès du public maghrébin que ces artistes sont connus, dépassant difficilement le plafond de verre qui les sépare des artistes français. Pourtant, la majorité de cette production musicale n’est disponible et archivée qu’en France. Ces dernières années, une prise de conscience a lieu en ce sens et plusieurs événements, spectacles, expositions, textes, viennent rappeler à la mémoire l’apport de ces grands artistes au patrimoine culturel français.
Les artistes engagés pour l’indépendance en rupture avec leurs aînés
Paradoxe de la guerre, la population algérienne en France va augmenter de moitié entre 1954 et 1962, passant de 300 000 à 450 000 personnes. Les cabarets vont connaître alors leur âge d’or et deviennent des lieux de résistance et d’engagement dans la Révolution en cours. Car, si l’essentiel du conflit se joue en Algérie, la métropole incarne une importance cruciale dans la conduite de la guerre. En effet, près de 80% de l’argent qui finance le combat proviennent des cotisations des travailleurs immigrés algériens en France, d’où la nécessité de mener la lutte sur les deux territoires simultanément.
Parmi les figures de la résistance, on peut citer la très célèbre Warda Al-Djazaïria, dont la renommée raisonne à l’international. Elle naît en 1940 dans un milieu artistique parisien en pleine effervescence. Son père, Mohamed Ftouk, est un militant nationaliste qui fonde le cabaret Tam Tam, en 1949, appellation signifiant «Tunisie, Algérie, Maroc», à défaut du nom d’origine le «Grand Maghreb», refusé par les autorités car jugé trop politique. La première chanson enregistrée par la jeune interprète est un chant patriotique algérien qui sera suivi par d’autres morceaux célébrant la Révolution. En 1956, le conflit s’exporte en France, à travers la création de la Fédération de France du FLN. La même année, des armes sont découvertes dans le cabaret Tam Tam, la famille doit alors s’exiler et trouve refuge au Liban où la carrière de Warda connaît une dimension panarabe.
Durant cette période, les cabarets vont jouer un rôle clé dans la lutte. Lieux d’émancipation politique, les revendications d’indépendance s’y expriment librement. Ce sont également des nids d’espionnage pour les renseignements français car des membres actifs des réseaux de l’indépendance y transitent. A l’instar de la danseuse Shéhérazade, artiste la nuit, elle n’hésite pas à transporter des armes et des fonds le jour, à destination des réseaux FLN dans la capitale.
Une génération d’artistes, issus de la peinture, la littérature et bien d‘autres disciplines vont marquer une rupture avec leurs aînés, jugés trop consensuels et relais de l’orientalisme, tradition venue de l’Occident qui place les peuples colonisés comme objet d’étude passif et non sujet actif. En cela, elle vient justifier la colonisation qui présente les «indigènes» comme des êtres mineurs qu’il faut civiliser.
On peut citer le très grand écrivain Kateb Yacine, arrivé à Paris en 1959 ; Abdelilah Ben Mansour, un artiste soufi fondateur de l’art originel qui initie un mouvement de «retour aux sources», en puisant son inspiration dans le patrimoine culturel algérien. Encore le peintre Mohammed Khadda, qui organise plusieurs expositions à Paris, confirme la position de rupture : «Il fallut attendre les années 1950, époque d’intenses échanges d’idées, de remous politiques annonciateurs de notre Guerre de libération, pour qu’apparaisse une nouvelle génération d’artistes qui, dans sa majorité, était en rupture avec la précédente.[1]»
Paroxysme de la guerre, la répression du 17 Octobre 1961 :«Ici, on noie les Algériens»
A l’appel du FLN, près de 15 000 Algériens venus de Paris et de sa banlieue, en particulier du bidonville de Nanterre, le plus grand de France, se rendent dans le centre de la capitale pour contester pacifiquement le couvre-feu mis en place par la Préfecture de police de Paris, alors dirigée par Maurice Papon. La répression est sanglante et fait plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés. De nombreux Algériens sont jetés dans la Seine par la police, avec l’aide, parfois, de passants parisiens. Une inscription sur un pont parisien, «Ici, on noie les Algériens»,devient le gardien silencieux de cette mémoire sanglante. La date du 17 octobre 1961 résonne dans la mémoire des Algériens de France comme celle du lourd tribut payé par la diaspora en lutte pour l’indépendance.
Lorsque le conflit s’exporte en métropole, avec la retentissante explosion des raffineries de pétrole à Marseille en août 1958, indiquant que le FLN est désormais prêt à porter la lutte au cœur du territoire ennemi, un système de répression, similaire à celui qui a lieu en Algérie, se met progressivement en place. Entre 1958 et 1962, près de 14 000 Algériens sont arrêtés et emprisonnés dans différents centres de rétention administratifs en France, notamment celui de Vincennes, à Paris, où nombre de manifestants du 17 Octobre seront internés et torturés. Dernier crime de masse commis par un Etat en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est que très récemment, sous la présidence de François Hollande en 2012, que le drame fut officiellement reconnu.
A l’ombre de la lutte contre la puissance coloniale, un autre combat, celui-ci fratricide, s’est également joué sur le territoire français. L’opposition armée entre le FLN et le Mouvement national algérien (MNA), mené par Messali Hadj, dès 1956, a fait près de 4000 morts et près de 8000 blessés. Une lutte fratricide portée au sein même des familles algériennes qui se sont déchirées et qui a aussi marqué les Français, témoins des crimes et, pour certains, conservent une image de violence à l’égard des Algériens.
Rafika Bendermel
Source image : La troupe du cabaret El Djazaïr, années 1940 – Tirée du site : https://journals.openedition.org/volume/4647
[1] Anissa Bouayed, Les Artistes algériens pendant la Guerre de libération, La Découverte, 2014, p.625.