Le mois du patrimoine, 18 avril-18 mai, coïncide cette année avec le mois de ramadan. Babzman vous propose un petit tour du secteur en 7 parties.
3- Les voleurs de passé
Le passé a un prix, à l’échelle nationale ou sur les marchés internationaux. Malgré les lois protégeant le patrimoine, les saisies, traques et les demandes de restitutions le pillage continue.
Cascade de Mina sur l’oued du même nom, près de Tousnina, siège des 13 imposants djedars de la région de Tiaret. Un peu partout dans cette zone montagneuse, des trous creusés, comme si des souris géantes habitaient le coin. Mais ce ne sont pas des animaux, simplement des groupes très organisés de pilleurs de trésors qui cherchent dans ce territoire au riche passé, s’appuyant souvent sur d’anciens manuscrits et histoires médiévales. D’ailleurs dans les djedars d’à côté, on n’a retrouvé personne et l’ensemble des bijoux, monnaies et autres objets de valeurs qu’on enterrait avec les morts ont été volés depuis bien longtemps, ce qui fait qu’on ne sait toujours pas à qui étaient destinés ces monuments. Ce qui fait aussi que 12 des 13 djedars sont fermés. Le pillage n’est donc pas récent, même s’il a connu un pic pendant la décennie noire du terrorisme où les nuits étaient désertes et les services de sécurité occupés à des choses plus dramatiques. Mais en 2019, les services de sûreté nationale ont réussi à saisir plus de 1.200 biens culturels protégés volés au niveau des sites archéologiques nationaux, dont 1.179 anciennes pièces de monnaie, indique la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), et pour rester dans la région de Tiaret, la gendarmerie annonce quand à elle avoir récemment récupéré dans les communes de Mahdia, Dahmouni et Hammadia 38 objets de valeur historique, notamment une pièce datant de l’époque ottomane et une en argent d’un dinar de l’Etat aghlabide ainsi que deux autres pièces de monnaie type « Napoléon », des pierres précieuses dont des émeraudes et pièces sculptés, et une corne antique en ivoire sculptée. A l’Est, autre région riche en histoire, ce n’est guère mieux, en avril dernier les services de la sûreté de la wilaya de Batna ont récupéré 2.190 pièces archéologiques. Un mois avant, à Aïn Oulmène, près de Sétif, 10 pièces de monnaie en bronze datant du IVe siècle en plus d’une épée berbère, d’un poignard et d’une bague dont l’époque n’a pas encore été déterminée ont été saisis et les analyses effectuées par le musée national d’archéologie de Sétif ont démontré l’authenticité de ces objets. Même au Sud, les trafiquants sévissent, comme à Adrar et Bechar, deux régions connues pour leurs bibliothèques de vieux manuscrits où un réseau de trafic de ces biens est implanté. D’une manière générale, ce sont chaque jour des dizaines de bijoux en pierres précieuses, pièces de monnaie anciennes, statuettes ou inscriptions anciennes sur pierres qui sont volées, échangées et vendues, en Algérie et à l’étranger. Mais la nouveauté est que le pillage touche également des sites archéologiques non protégées car non inventoriés et situés loin de tout. L’année dernière, les services la cellule patrimoine ont découvert des sites d’époque romaine, dont deux tombes et un site archéologique antique qui a fait l’objet de fouilles au niveau de l’école Houari Boumediene dans la commune de Zaârouria (Souk Ahras), ainsi que des restes humains remontant à la même période, dans la région de Skhouna. Au cours des derniers mois, des sites culturels non classés, notamment à Oum El Bouaghi et à Guelma, deux à Tébessa et la découverte d’un « Hanchir » (fosse archéologique) dans la ville de Bir El Ater dans la wilaya de Tébessa, ont été également mis à jour. Ce qui laisse à penser que l’Algérie étant riche en histoire et peu fouillée, les seuls qui connaissent bien les sites sont les pilleurs. Qui pourraient être recyclés en archéologues de soutien ou guides des temps anciens.
L’Algérie, exportatrice brute de biens archéologiques
Comment stopper les pillages ? Tâche difficile, même si l’année dernière, l’éphémère ministre de la culture avait lancé ce même mois du patrimoine sous le thème « Sécuriser le patrimoine. » Mais chaque année, la gendarmerie arrête des dizaines de trafiquants de pièces archéologiques (romaines, libyques ou autres) pendant que des pièces sont retrouvées en Europe, dans des musées, collections privées ou sur Internet. Au point où les services de sécurité font maintenant des barrages sur les axes menant aux sites archéologiques, en plus de souricières tendues au niveau des frontières et des passages utilisés par les « contrebandiers qui revendent à des prix élevés sur Internet des pièces archéologiques, objets d’une demande croissante à l’étranger », reconnaît le directeur de la protection légale et de la valorisation du patrimoine au ministère de la Culture, Mourad Betrouni. Car il ne s’agit pas que d’Algériens, en 2019, Les services de sûreté de la daïra de Grarem Gouga (Mila) ont saisi 377 pièces de monnaie ancienne, des lanternes à huile antiques et deux vieux manuscrits en hébreu trouvés en la possession d’un ressortissant étranger arrêté. Car depuis la décennie noire, le marché a connu un bond, 22 pièces archéologiques classées au patrimoine culturel national ont été volés et seulement trois d’entre elles ont pu être rapatriées. Disparus du musée de Skikda en 1996, le buste de l’empereur romain Marc Aurèle et la statue de la divinité grecque Hygie (baptisée Aïda) ont ainsi été récupérés des Etats-Unis en 2008 et d’Allemagne en 2010, ce qui a poussé les Américains à imposer de nouvelles restrictions à l’importation de pièces archéologiques algériennes datant d’avant 1750, visant les objets provenant des sept sites algériens inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO au cours d’un accord signé entre les États-Unis et l’Algérie le 15 août, en attendant des accords avec d’autres pays. Mais pour d’autres pièces, il aura fallu attendre la chute du Président tunisien Ben Ali pour récupérer le masque de Gorgone volé du site antique d’Hippone (Annaba), finalement restitué en 2013. Pour les neuf statues en marbre de divinités et empereurs romains volées pendant cette même époque au théâtre romain de Guelma, elles n’ont en revanche jamais été retrouvées et sont probablement dans des collections privées à l’étranger. Des toiles de maîtres ont également disparu de musées publics, à l’exemple de « La Becquée » du peintre français Jean-François Millet subtilisée en 1985 du musée communal d’Oran et récupérée en 2013. Comment récupérer toutes ces pièces volées ? Chasser les chasseurs de trésor, lister les pièces, les identifier puis faire des demandes de restitution, ce qui est un gros travail qui peut prendre autant de temps qu’une conquête coloniale.
De vieilles lois inadaptées aux vieilles choses
Ce qui pose le problème du patrimoine, comme ces oeuvres transférées en France juste avant l’indépendance. A qui appartiennent-elles, prises de musées algériens mais peints par des non-Algériens et entreposés par des Français qui ont construit des musées à cet effet ? Tout comme les pièces de monnaie, à partir de quelle époque sont-elles considérées comme antiques, donc précieuses, donc interdites de vente, avec arrestations et condamnations sur le délit habituellement invoqué pour mettre les pilleurs de trésor en prison, « possession illégale de pièces de monnaie à valeur archéologique. » Qu’est ce qui est archéologique ? Une pièce française, turque, de l’époque arabe du 13ème siècle, byzantine ou romaine ? Si c’est le prix qui indique la valeur archéologique, sur Internet la pièce classique de 10 dinars octogonale jaune des années 1980 avec la strie (rare) sur le dessus au lieu des côtés, est vendue à 50 euros, mais ce n’est pas une antiquité. La pièce de 50 centimes de 1973 est vendue à 2 euros, de 20 francs de 1949 à 7 euros. 1 quart de Boudjou de 1236 est cédé à 35 euros mais moins cher qu’une pièce de 5 dinars de 1974 décrite comme un « essai avant réduction », vendue à 36 euros sur e-bay, là où une pièce espagnole de 4 maravédis de 1618 algérienne (période oranaise Philippe III) est vendue à 180 euros et une de 20 dinars de l’époque hammadite à 100 euros. Si 1 tiers de Boudjou de 1830, époque turque mais l’année de l’invasion française, est cédé à 85 euros, où est la limite historique ? Plus près de nous, la pièce de 20 dinars en argent pur à l’effigie de Jugurtha frappée en 1994 est cédée à 400 euros, et enfin, une pièce banale de 20 dinars bimétallique de 2004, toujours sur e-bay, est vendue à 1,69 euros. Ce qui n’est pas une opération d’antiquités mais commerciale, au taux actuel (légèrement en baisse depuis le confinement), 1,69 euros équivaut à 321 dinars. Une bonne affaire ? Pour le vendeur, qui ne pourra pas être poursuivi pour « possession illégale de pièces de monnaie à valeur archéologique » mais pour « infraction à la législation du change. » C’est donc affaire de lois, comme pour Khalida Toumi, ex-ministre de la culture aujourd’hui en prison et qui avait fait passer une loi intégrant les météorites dans le patrimoine national et donc interdites de chasse, de possession et de revente. A 100 euros le gramme, on peut le comprendre mais pour autant, une météorite est-elle du patrimoine national alors qu’elle est tombée du ciel ? Dans d’autres pays, la loi autorise la recherche de trésors, à condition de les déclarer et d’en restituer une partie à l’Etat. Ce qui encourage les recherches, l’identification et le traçage des antiquités tout en faisant entrer de l’argent dans le trésor public. Sommes-nous prêts à faire la même chose, avec toute cette sensibilité qui caractérise le passé ? Qu’est ce qui est patrimoine et ne l’est pas ? L’un des tableaux de la série « Femmes d’Alger » de Picasso, reprenant le célèbre « Femmes d’Alger dans leurs appartements » de Delacroix, a été vendu en 2019 à Paris pour la somme de 173 millions d’euros. Mais appartient-il à l’Algérie ?
Flux et reflux sur la mer des souvenirs
On connait les trafiquants de corail à l’Est, entre Skikda, Annaba et El Kala, ce qui n’a rien à voir avec l’antiquité même si le corail s’est formé il y a bien longtemps en Algérie et comme les météorites pourrait être classé au patrimoine. Mais il y a une zone non explorée, la mer et ses 1400 kilomètres de côtes, où des centaines de bateaux, galions et navires marchands, phéniciens, romains, carthaginois, byzantins, espagnols ont coulé, chargés de trésors ou simplement d’objets anciens. Même plus loin dans le temps, il y a des vestiges de villes et villages antiques, anciens ports ou embarcadères, la mer étant à 100 mètres plus bas qu’aujourd’hui il y a 10.000 ans, un peu moins il y a 5000 ans, remontant suite à fin de la dernière glaciation. Peut-on plonger chercher son passé, en prendre une partie et donner le reste, c’est-à-dire de quoi ouvrir 10 musées avec ce qui dort sous l’eau ? Non, les lois interdisent encore la recherche à titre personnel alors que l’Etat ne cherche pas de son côté. Mais si un Algérien trouvait un reste d’épave ou les bottes de Charles Quint perdues lors de l’expédition espagnole d’Alger en 1541 qui a vu couler 150 navires, à qui appartiendraient-elles? Aux Algériens, aux Espagnols ou aux descendants du Roi catholique ? Le gouvernement algérien devrait-il leur rendre les bottes ? C’est ce problème de restitution, entre butins de guerre et passé non négociable qui reste encore complexe dans les échanges diplomatiques. On se rappelle de l’ex-Président français Jacques Chirac arrivé à Alger avec un cadeau qu’il a remis à son homologue, le sceau du Dey d’Alger, même s’il appartiendrait en théorie aux Turcs. L’autre Président, François Hollande, venu lui aussi plus tard, s’est longuement cassé la tête pour trouver un cadeau et a même pensé à Baba Merzoug, ce fameux canon d’Alger de 7 mètres pris par les Français en 1830 aujourd’hui à Brest au Nord de la France, dressé verticalement sur une esplanade pour ne tirer que vers le ciel, donc sur lui-même par gravité. Mais le Président n’a pas pu récupérer le canon, la marine ne voulant pas le rendre, considéré comme une prise de guerre et surtout parce qu’il a servi à l’époque à envoyer un Consul de France de l’autre côté de la mer, posé sur un boulet de 80 kg du canon en guise de message. Même chose pour les clés d’Alger, remises par le Dey Hussein au commandant en chef de l’expédition, le général de Bourmont le 5 juillet 1830, lors de la prise d’Alger par les Français, en signe de reddition, clés toujours en France et que Hollande n’a pu récupérer. Enfin, dernièrement, le nouveau Président Macron a promis que l’Afrique récupèrerait ses pièces mais a exclu de ce dispositif l’Algérie et l’Egypte, deux pays au riche passé. Alors qu’en 2002, l’Elysée avait racheté lors d’une vente à Fontainebleau un ensemble de souvenirs provenant du Maréchal de Bourmont, dont justement ces deux clés de la Casbah en métal mais également le sceau du dey. Finalement, seul le président français Jacques Chirac a restitué un objet, ce sceau, qu’il a remis à Abdelaziz Bouteflika. Une histoire dans l’Histoire, qui rappelle une autre histoire, celle du sceau de la Présidence détenu par Bouteflika mais utilisée par son frère, aujourd’hui en prison, pour une autre histoire de pillage. Oui, il y a beaucoup d’histoires, et dans chaque histoire un trésor, et chaque trésor est monnayable. Heureux les pays qui n’ont pas d’histoire.
Chawki Amari