La révolte de « Margueritte » n’a duré que huit heures et n’a pas dépassé les limites d’un village : celui de Aïn Torki. Village qui, à partir des années 1880, fut transformé en un petit centre de colonisation. Le soulèvement avait alors suscité une grande inquiétude dans les milieux coloniaux.
Tout commence à l’aube du vendredi 26 avril 1901, lorsque des paysans, une dizaine, s’attaquent au caïd du village, un préposé musulman de l’administration coloniale chargé de contrôler le douar. Ce dernier a dénoncé à ses supérieurs les paysans qui comptaient organiser un pèlerinage à Besnès au Maroc, tout en mentionnant que l’intention véritable de ces pèlerins était de rejoindre Bouamama dans son exil au Maroc. Après l’attaque dont il a fait l’objet, le caïd prend la fuite pour se réfugier dans la maison forestière du col de Tizi-Ouchir. Les paysans le prennent en chasse. Première victime européenne : un garde champêtre tué. Le groupe de manifestants, grossi par plusieurs dizaines d’ouvriers journaliers, se renforce davantage dans sa marche vers le village où ils mettent la main sur des chevaux, des victuailles et des munitions avant de s’engager sur la route de Miliana. Alerté par télégraphe, un détachement de troupes arrive sur les lieux et commence aussitôt à disperser brutalement la foule.
Christian Phéline, un ancien coopérant au ministère algérien de l’Agriculture et de la Réforme agraire peu après l’indépendance, a consacré un livre très documenté (« L’aube d’une révolution, Margueritte, Algérie, 26 avril 1901 », préface de Benjamin Stora) à cette révolte. Selon lui, « née d’un enchaînement incontrôlé de violence, la prise du village n’était en rien préméditée et s’inscrivait encore moins dans un projet plus large d’insurrection. Les participants ayant agi à visages découverts, la justice coloniale aurait pu s’en tenir à sanctionner ceux qui avaient joué le rôle de «meneurs».
Dès le soir du 26 avril, une rafle militaire est cependant lancée à travers le Zaccar avec pour consigne d’arraisonner tous les hommes entre 15 et 60 ans. 400 captifs sont ramenés à Margueritte. 125 suspects que des colons désignent en place publique comme ayant participé au soulèvement, sont emprisonnés à Blida, puis transférés quelques mois plus tard à la sinistre prison Barberousse à Alger. Ils y resteront 18 mois, 19 d’entre eux y trouveront la mort. Entre-temps, leurs biens et leurs troupeaux ont été saisis et vendus, laissant les familles dans une totale misère. Fin 1902, le journal bilingue Akhbar dénoncera en outre les graves représailles auxquelles gendarmes et tirailleurs s’étaient livrés lors de la rafle d’avril 1901 : «saccage de gourbis, violences, viols, exécutions sommaires.»
La première réaction à ce soulèvement fut celle du gouverneur général de l’époque, Charles Jonnart, qui considéra l’alerte du 26 avril comme « un accès isolé de fanatisme n’exprimant en rien un mécontentement tenant aux méthodes de la colonisation». Ce dernier justifia sa position par le fait que les deux principaux meneurs de cette révolte, Yacoub Mohamed Bel Hadj et Taalbi el Hadj, deux paysans du village, appartenaient à des confréries religieuses : le premier à la Rahmanya et le second à la Taibya. Mais selon l’auteur de « L’Aube d’une révolution », « l’explication religieuse dissimule cependant mal les raisons économiques de l’exaspération des Righa. Déjà en 1892, une mission sénatoriale conduite par Jules Ferry avait relevé le mécontentement que causaient dans le Zaccar les redevances de pacage et les amendes forestières parmi une population montagnarde tirant une partie importante de ses ressources de l’élevage et du charbon de bois. De plus, depuis le sénatus-consulte de 1863, les Righa du douar Adélia avaient perdu la moitié de leurs terres alors que leur nombre était passé de 2200 à 3200. »
Cette politique d’expropriation coloniale était alors soutenue par les gros colons insatiables. C’était le cas de Jenoudet, le principal colon du village, qui, à lui seul, avait réussi à s’approprier plus de 1200 hectares pour l’exploitation de vignoble. Et à travers toujours le même procédé, c’est-à-dire la voie expéditive de licitations, en faisant dissoudre par voie judiciaire des propriétés indigènes indivises, ce colon avait entrepris des démarches pour obtenir un nouvel agrandissement des terres de colonisation. Les familles algériennes menacées par le projet de Jenoudet avaient alors pris l’initiative de saisir le président de la République pour lui demander d’intervenir et de mettre un terme à ces expropriations, et pour le prier de en sorte à ce qu’ils gardent leurs terres. Quatorze familles en tout avaient adressé cette requête, rédigée par l’écrivain public de Miliana, au président de la République française. Le projet fut alors bloqué par Paris. Mais un mois avant le 26 avril, une nouvelle menace d’expropriation avait été rendue publique. A bien y regarder donc, la raison de cette révolte, de « ce sursaut collectif de dignité », était incontestablement l’injustice exercée par le système colonial.
Le 15 décembre 1902, plus de 18 mois après la révolte de « Margueritte », le procès des insurgés s’ouvre à Montpellier en France. La délocalisation du procès d’assises d’Alger vers Montpellier pour échapper à la pression de l’opinion coloniale algéroise qui réclamait alors des exécutions sur la place publique, est obtenue par les inculpés après avoir saisi la cour de cassation. Parmi les 106 inculpés, Yacoub Mohamed Bel Hadj est celui qui a marqué le plus l’assistance. Dans sa déposition, il avait décrit, selon Christian Phéline, en des termes aussi simples que parlants la dépossession subie par sa famille et ses semblables : « Nous avons été dépouillés de nos terres, les unes prises par M. Jenoudet, les autres par différents colons, et nous avons été obligés de travailler pour vivre. Quand un de nos mulets s’égarait sur la propriété d’un colon, nous étions obligés de verser 15 à 20 francs pour rentrer en possession de la bête ; quand notre troupeau pacageait dans les broussailles, on n’hésitait pas à nous faire des procès-verbaux. Nos terres, autrefois nous permettaient de vivre, aujourd’hui, nous sommes obligés de vivre avec 1 franc ou 1 franc 50 de salaire. Que peut faire un homme avec un pareil salaire, quand il a une nombreuse famille à nourrir, à vêtir et à subvenir à tous les autres besoins ? Quand nous avions besoin d’argent, la Caisse de prévoyance ne prêtait pas à de simples particuliers comme nous. Alors nous étions obligés de nous adresser à [l’intendant de l’un des colons], qui nous vendait le sac de grains de 25 à 30 francs. »
Son propos est appuyé par la défense. Me Maurice l’Admiral, un avocat guadeloupéen venu d’Alger, présente les inculpés comme « les symboles du nouveau ‘’prolétariat indigène’’ né des expropriations coloniales ». Le procureur général fait tout pour réduire la révolte à une simple affaire de crime et de pillage. Il requiert alors une condamnation générale et dix peines de mort. Contre toute attente, le jury refuse toute exécution et prononce plus de 80 acquittements. Neuf inculpés sont condamnés aux travaux forcés, parmi eux Yacoub. Ils sont envoyés au bagne de Cayenne où ils mourront. Quant aux acquittés, « bien qu’innocentés par la Justice française, ils découvrent à leur retour qu’ils avaient perdu leurs troupeaux, que leurs biens avaient été séquestrés, que les colons refusent de les réembaucher et réclament même à leur encontre des mesures administratives d’éloignement ou d’internement… », souligne Christian Phéline.
- Extraits de l’article «Il était une fois Ain Torki ou l’aube d’une révolution», par Imad Kenzi, publié le 01 août 2012 in Mémoria.
- Image à la une : Les insurgés prisonniers – http://gadames.eklablog.fr/