Taleb Abderrahmane – Le Fils du peuple – Partie I – Prise de conscience du fait colonial

Taleb Abderrahmane est né en 1930, l’année de la célébration, à grands cris, par la République française, du « centenaire de la prise d’Alger ». « La glorification de la conquête française…  fut ressentie comme une humiliation et par les traditionalistes pieux et par les éléments les plus politisés », écrit l’historien Charles-Robert Ageron dans un texte où il cite Cheikh Abdelhamid Ben Badis, fondateur, en 1931, de l’Association des Oulamas : « Ces défilés militaires et toutes ces vaines parades dans lesquels leur orgueil de vainqueur trouvera sa satisfaction constituent une suprême atteinte à notre dignité et une injure à la mémoire de nos glorieux pères. » Dans la Casbah indigène – la Vieille Ville, étalée sur 20 hectares, déjà surpeuplée par l’arrivée vers 1903 des populations fuyant la misère de Kabylie – où se croisent revendications sociales et aspiration à l’indépendance, « une sorte de dicton populaire circula à travers ses étroites ruelles : « Les Français célèbrent le Premier Centenaire de l’Algérie française. Ils ne célébreront pas le second. » (C.H.Ageron).

Taleb Abderrahmane vint au monde le 5 mars 1930 à une période où les Algériens autochtones sont soumis au Code infâme de l’Indigénat, institué, en 1881, par la Troisième République française, toutefois une période féconde où le mouvement indépendantiste, lancé dans l’émigration ouvrière en France en mars 1926, sous l’impulsion de l’Internationale communiste, s’implante en Algérie. L’Etoile nord-africaine (ENA), dirigée de Paris par Messali Hadj, crée, l’été 1933, une première section au cœur de la Casbah. Elle s’articule autour du syndicat CGTU des traminots d’Alger animé par Ahmed Mezerna. Celui-ci s’entoure de Salah Gandhi, Rabah Moussaoui et Ahmed Yahia, envoyés par Messali Hadj à Alger, et tient les réunions chez lui. Mais, vite, la plaque tournante se déplace à l’atelier de serrurerie de Mohamed Mestoul, au 10 rue de Bône. La première tâche de ce groupe est la diffusion du journal El Oumma, édité à Paris. Ce journal, qui sort épisodiquement dans la capitale française, constitue le lien entre les nouveaux adhérents issus des milieux populaires. Mohamed Mestoul, véritable cheville ouvrière, est porté, par Messali Hadj, à la présidence des sections de l’ENA qui se forment d’abord autour de la Casbah puis à Belcourt, Notre Dame d’Afrique, Réghaia, Cap Matifou, Boufarik, Blida.

Suite à l’interdiction de l’Etoile nord-africaine, au mois de janvier 1937, par le gouvernement français, présidé par le socialiste Léon Blum, Messali Hadj fonde au mois de mars 1937, à Nanterre, dans la banlieue ouvrière parisienne, le Parti du peuple algérien (PPA). Rentré de France, il l’installe, en octobre 1937, dans les locaux de l’organe de l’ENA, El Oumma, à la rue de Thèbes, berceau du mouvement national moderne. Ce parti, qui se réfère à l’Islam et au grand passé arabo-islamique, sera rapidement le mouvement de masse majoritaire. Il fera de la Casbah, particulièrement dans sa partie haute, le « Djebel », qui vit dans le monde du travail, la citadelle du patriotisme.

L’ECOLE

En 1930, le père d’Abderrahmane avait trente-neuf ans. Originaire de la commune mixte de Mizrana, en Kabylie, il vint s’installer dans la partie haute de la Casbah, en 1910, à l’âge de dix-neuf ans. Il commença par travailler comme boulanger, métier qu’il hérita de son père, Ali.  Puis, petit à petit, il se spécialisa dans la pâtisserie, métier qu’il exerça avec son frère Abdelkader, d’abord chez Guignard, à la rue Bab Azzoun, au coin de la place du Gouvernement (place des Martyrs), puis chez Zinet (spécialiste de la pâtisserie dite orientale).Malgré une santé fragile, on le voit, chaque matin à l’aube, quitter le domicile familial, pour aller gagner le pain de ses enfants.

En 1935, il aménagea au 5 impasse des Zouaves (Mohamed Aghrib) dans la maison de la famille Ighil, attenante à la mosquée Sidi Ramdane. Taleb Abderrahmane vécut avec ses parents, sa grande sœur Fatma et ses deux frères, M’hamed et Chérif, dans une pièce de six mètres sur trois. C’est dans cette espace exigu qu’il fit ses études et acquit des compétences qu’il mit, le moment venu, au service de la Patrie.

Au mois d’octobre 1937, le père Taleb inscrit son fils à l’école indigène du boulevard de Verdun (école Braham Fatah). Heureux de le voir s’intéresser à l’école, il consent de gros sacrifices pour lui assurer une bonne scolarité. Les conditions de vie étaient particulièrement dures dans ces années dominées par le régime raciste de Vichy. Dans l’unique pièce familiale, le jeune Abderrahmane fait ses devoirs, le soir, à la lumière de la bougie ou du quinquet. Il n’y avait pas d’eau courante à la maison comme d’ailleurs dans la majorité des 2000 immeubles qui composaient la Casbah. Malgré toutes les difficultés, il débute bien ses études grâce à l’aide des instituteurs comme Mohamed Branki, Lichani, Benblidia. Son voisin de palier, le fils de la propriétaire de la maison, Saïd Ighil, garde d’Abderrahmane le souvenir d’un enfant absorbé par ses devoirs scolaires. « Il eut pour voisins d’école Kasbadji, Mohamed Ifticène, M’hamed Bahloul, Rabah Bougdour, Abderrazak Belhaffaf, Yahia Benmabrouk, Abdelkader Chérif, Ali Touil, tous des enfants du quartier, mais dont il ne partageait pas les loisirs », se souvient-il.

De cette école conçue pour les enfants indigènes, le jeune Abderrahmane sort, en juin 1944, avec le diplôme du certificat de fin d’études primaires en poche, un titre très prisé à l’époque.

Admis au concours d’entrée en sixième, il passe au cours complémentaire Sarrouy, à la rue Montpensier. A l’origine, cette école, appelée « école arabo-française », était destinée aux fils de notables qui, après l’obtention du certificat d’études, allaient poursuivre des études en arabe à la Médersa d’Alger d’où ils sortaient avec un diplôme d’auxiliaire de la justice musulmane.

Le diplôme du Brevet d’études du premier cycle (B.E.P.C) en poche, Taleb Abderrahmane, entre en octobre 1949, en classe de Seconde, au collège moderne du boulevard Guillemin. Son esprit s’ouvrait aux idées progressistes portées par des professeurs comme Louis Julia.

 Le cercle de ses amis s’agrandit et se diversifie.

DANS LA CASBAH COMBATTANTE

Le défilé patriotique du 1er mai 1945, organisé par le PPA, prit sa source au cœur de la Casbah. Le jeune Abderrahmane suivit la foule qui avait pris le chemin de la Grande Poste où la GGT devait tenir un meeting à l’occasion de la Fête du Travail. Ce défilé fut stoppé par les tirs des soldats français au niveau de la rue Mogador (Harrichet). La nouvelle de l’assassinat de Mohamed El Haffaf, qui avait déployé le drapeau algérien en pleine rue d’Isly (auj. Larbi Ben M’Hidi), circula dans les rangs des manifestants comme une traînée de poudre. Pour tous les patriotes, ceci fut ressenti comme une épreuve de feu.

Dans ces années 1940-1950, le cœur de la Casbah patriotique battait au rythme des luttes contre l’oppression coloniale. Les habitants de la Vieille Ville, toujours en contact avec la campagne kabyle et très sensibles à ce qui s’y passait, réagirent vivement contre la répression qui sévissait dans le douar Sid Ali Bounab de la commune de Camp du Maréchal (Tadmaït). Sous le prétexte de rechercher, dans le douar, un maquisard, «des gourbis ont été démolis, d’autres saccagés, les provisions détruites, les sacs de blé et d’orge éventrés, les bidons d’huile et de pétrole crevés, leur contenu répandu sur le sol et mélangé aux denrées pour les rendre inutilisables…Les habitants rassemblés sur la place,  battus et insultés, leurs femmes bousculées et humiliées », rapporte Alger républicain. Un Comité d’aide aux victimes de  Sid Ali Bounab prit naissance. Des familles, comme celle de Taleb Abderrahmane, apportèrent leur soutien matériel malgré leurs maigres moyens d’existence. Les dockers, rompus à la lutte collective, furent à l’avant-garde dans cette campagne de solidarité.

En octobre 1951, une photo, publiée en manchette par le quotidien anticolonialiste  Alger républicain, montre Taleb Abderrahmane avec une délégation des jeunes de la Casbah se rendant au consulat britannique à Alger pour protester contre l’envahissement de l’Egypte par les forces britanniques revanchardes.

 

Mohamed Rebah
Extrait de Taleb Abderrahmane guillotiné le 24 avril 1958

Image à la Une : L’étendard qui était en tête du mouvement du 7 mai 2019 à la Grande Poste, pas loin de la rue Larbi Ben M’hidi (ex rue d’Isly), au même endroit où avait marché Taleb Abderrahmane (guillotiné le 24 avril 1958) à l’occasion de la manifestation du 1er mai 1945, organisée par le PPA, pour l’indépendance. M.R L’étendard à l’effigie de Taleb Abderrahmane a été réalisé par les étudiants du département d’architecture de la fac centrale. L’idée et la conception, ainsi que sa devise reviennent à Mehablia Imad Eddine

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2 Comment

Abon 13 mai 2019 - 8 h 53 min

Allah Yarham E-Chouhada. Nous ne le dirons jamais assez. Nous ne pourrons jamais leur rendre un peu de ce qu’ils nous donné.

TCHEKIKEN Hamdane 13 mai 2019 - 13 h 16 min

Merci pour ce bouleversant témoignage consacré à notre héros national Abderrahmane Taleb. Avec le déploiement de son portrait lors de la dernière manif des étudiants à Alger, et au delà de ce vibrant hommage, c’est la résurection de ce militant hors du commun qui nous est proposée ici pour que l’exemple du sacrifice ne meurt jamais !!!

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