On dit que l’Histoire commence par la rencontre d’un homme et d’un événement, qui souvent, s’accorde avec Femme. Acceptons donc le temps de ce récit, que la rencontre de Aroudj et Zaphira, l’épouse de Selim Toumi ait bouleversé le destin de la bourgade de Dzair Beni Mezghena.
Les écrits de quelques auteurs espagnols et français sont parvenus à rattacher la mort de Selim Toumi, Roi de Dzair Beni Mezghena, à un épisode romanesque, dans lequel la passion amoureuse qu’éprouvait Aroudj pour la belle Zaphira, le conduisit à assassiner traîtreusement, son époux à l’heure du bain. Cette forfaiture lui aurait ainsi, non seulement permit d’évincer, définitivement, un rival qu’il ne pouvait assurément supplanter dans le cœur de la Reine, mais aussi, d’asseoir définitivement son emprise sur Alger. Les péripéties de ce mélodrame qui feraient soupirer d’aise, les scénaristes des télé-novelas brésiliennes, sont rapportées dans les controversés échanges épistolaires, d’après Laugier de Tassy*, prêtant à caution pour de nombreux historiens.
Alors que Aroudj, tente de se disculper à ses yeux, du crime que la vox populi autochtone lui impute, en trouvant de complaisants coupables, en contrepartie d’avantages consistants, Zaphira pour sa part, qui accepta de jouer le rôle de dupe, alors qu’elle brûlait du désir de se venger, lui laissa croire qu’elle était prête à accueillir ses concupiscentes sollicitations, avant de se rétracter à chaque fois, lui faisant ainsi subir le supplice de Tantale. Face à ces récidivantes rebuffades, le célèbre manchot au bras d’argent, tenta d’user de son droit de maître absolu. Mais plutôt que d’offrir la délicatesse de sa vertu à l’assassin de son époux chéri, Zaphira préféra mettre fin à sa vie en absorbant un poison.
Hormis ces lettres dont l’authenticité n’a pas été attestée, on ne trouve aucune source crédible sur les conditions de la disparition de Zaphira**. Même si la faculté de cette trame affabulatrice ne répond pas à une exigence vitale, il ne serait pas inintéressant de concevoir une autre version, qui n’aurait pas la prétention d’être un fait historique avéré, mais qui trouverait sa place dans l’histoire anecdotique, des mystérieux crimes non élucidés.
Dédaignant l’odeur entêtante du “mesk el leil” épanoui autour du patio , méprisant le clapotis de l’eau fraîche ruisselant dans la vasque au milieu du wast dar et se désintéressant du chant nuptial des chardonnerets dans leur nichoir en bois, Zaphira restait prostrée devant la moucharabiah de son menzah, d’où elle pouvait observer le Peñon, cette douloureuse épine espagnole plantée dans le dos d’El Djazair depuis 6 années. Les traits du visage affaissé, le regard vide, elle s’abandonnait à une stérile agitation de l’esprit. Voilà plusieurs mois maintenant que Aroudj est parti à la conquête de Ténès et Tlemcen. Le fait de ne plus rencontrer la créature abjecte, loin d’apaiser ses tourments, ne faisait qu’exacerber son ressentiment. Depuis cette nuit tragique, elle réfléchissait à la meilleure manière d’assouvir sa vengeance. Assurément une vindicte plus cruelle et plus raffinée que l’égorgement de son mari.
Brusquement, à l’heure du soir, entre chien et loup, une complainte couvrit le gazouillis fluide des oiseaux chanteurs. Un vieux mendiant, tout en égrenant son chapelet, récitait une litanie d’invocations. Zaphira reconnut immédiatement un fidèle serviteur de son fils Yahia, désormais en sécurité à Tolède, à la faveur de la sainte protection de l’aïeul paternel, Sidi Abderrahmane Thaalibi. Elle soupçonna qu’un événement essentiel s’était produit. Le birbe narra à Zaphira les circonstances pathétiques de la mort de Aroudj, après s’être enfui de Tlemcen. Au fur et à mesure du récit, elle sentit un formidable bonheur gonfler sa poitrine. Lorsqu’il détailla comment il fut rattrapé et décapité par les espagnols, sa joie explosa. Violente, apocalyptique. En dépit de sa frustration de ne pouvoir personnellement étancher dans le sang sa soif de vengeance, elle fut transportée d’une prodigieuse extase.
L’euphorie se substitua naturellement à la morosité qui l’enveloppait depuis ce jour funeste. Comme un être dans les nuages, elle tourbillonnait en répandant dans le jardin, confident de ses chagrins ou de ses contentements, un rire organique, quasi inhumain qui paralysa instantanément la symphonie aviaire. Cette excitation jubilatoire n’était entrecoupée que par d’énormes invectives, associant le nom du misérable corsaire aux notables de la ville, qui forcèrent son époux Selim, à faire appel au loup de Meteline.
El herraz turc, qui se précipita ne put la maîtriser qu’avec l’aide d’autres cerbères, qui ne pouvaient toutefois, esquiver les crachats ou se soustraire aux insultes. Cependant, envoûtée dans son effervescence jubilatoire, Zaphira ne vit pas un rondouillard cossu, vêtu d’un caftan d’or descendant aux chevilles, ceinturé de deux yatagans, le manche en ébène incrusté de nacre et de deux pistolets ottomans sertis d’or. Sa physionomie qui donne de prime abord, une impression de mollesse, est vite démentie par une mine autoritaire et un regard perçant, qui rend la vie à un visage replet, envahi par les poils d’une longue barbe rousse. Ce personnage, d’un simple geste, rendit la sentence et s’en retourna sur le champ.
Aussitôt, un spadassin, après lui avoir entravé les mains derrière son dos et agenouillé sans ménagement, lui trancha le cou.
Au pied du Galant de Nuit aux senteurs enivrantes, la tête radieuse comme un souvenir, dégringola jusqu’à la vasque de porphyre cernée d’opulentes fleuraisons odorantes. Les chardonnerets battirent de l’aile. De leur petite gorge jaillirent des gazouillements ressemblant étrangement aux caresses de la voix de Zaphira.
La légende voudrait que Dar El Hamra, doive son nom, au sang de Zaphira qui a maculé à jamais, les murs de ce Palais.
On rapporte qu’encore de nos jours, à Dar El Hamra, scène de ces tragédies, à chaque date anniversaire de la disparition de Zaphira, des éclats de rires pétrifiants, retentissent.
Farid Ghili
*la traduction par Laugier de Tassy de des correspondes échangées entre Aroudj et Zaphira ont été relevées selon Jean Louis Belachemi, sur un manuscrit en velin ayant appartenu au marabout Sid Ahmed Ben Harran de Constantine, parent direct de Salim Toumi
** Aucune autre source ne vient corroborer l’authenticité de ce prénom.