Il convient maintenant d’aborder ces évènements sans a priori et les analyser en fonction des dispositions constitutionnelles, règles fondamentales en démocratie. Le temps qui s’écoule dépassionnant le débat, il semble nécessaire de rechercher dans la transparence en quoi et comment l’enchaînement des faits aurait été anticonstitutionnel ou anti-démocratique.
Si la fin de la législature, officiellement prononcée le 30 décembre 1991, consacrant l’échéance légale du mandat de l’Assemblée n’a pas posé problème, par contre l’on s’est demandé si la démission du président Chadli Bendjedid émanait de sa propre volonté. L’aurait-on “poussé vers la sortie” et dans quelle mesure ? Il est évident que s’il est contraint, par la violence, d’abandonner la charge qu’il tient de la volonté populaire et la Constitution, cette violence constitue le facteur caractéristique du “coup de force” ou du “coup d’État”. Dans ce cas, le raisonnement juridique bâti sur l’application de l’article 84 paragraphe 9 de la Constitution s’écroule et, par voie de conséquence, tout l’édifice construit sur ce socle, à savoir : la saisine du Conseil constitutionnel, la déclaration du 11 janvier, la session permanente du Haut conseil de sécurité et la proclamation du 14 janvier.
Il est vrai que la version d’un Président contraint par l’armée à la démission avait été propagée par la rumeur publique, aussi bien que les médias, nationaux et étrangers. L’hebdomadaire français l’Express rapportait déjà la réunion d’un grand nombre d’officiers généraux, qui “ont forcé Chadli à la démission”. Il est également vrai que le président français Miterrand déclarait dès le 14 janvier 1992 à Luxembourg que “les dirigeants algériens s’honoreront en renouant le fil de la démocratisation qui passe nécessairement par des élections libres… Le processus engagé pour des élections a été interrompu et cela repose sur un acte pour le moins anormal”.
La rumeur s’est enflée. Comme pour la calomnie, il en restera toujours quelque chose. Il n’y a pas de fumée sans feu, affirme l’adage populaire, et les Algériens auraient rompu avec la démocratie. Le président Chadli n’ayant pu s’exprimer librement, il n’a pris sa décision que sous la pression. Ainsi, le processus enclenché le 4 janvier aurait été condamnable.
En réalité, dès le résultat du scrutin, le Président avaient pensé “prendre une mesure”. Le ministre de la Défense nationale, Khaled Nezzar, le rencontre le 28 décembre 1991, et rapporte ainsi l’entretien : “Encore sous le choc, il avait préféré remettre nos discussions à plus tard. Devant l’apprécisions pessimiste qui était faite à Aïn Naâdja des évènements et des graves complications qui pouvaient en découler, il dit ‘son intention de prendre une initiative’ sans autre précision. Il lui fut demandé de différer toute décision jusqu’à ce qu’un groupe de travail, chargé par le ministère de la Défense nationale de faire un bilan sur les élections, remette les conclusions attendues.” Au cours d’une autre entrevue, le 6 janvier 1992, après avoir pris connaissance du rapport du groupe, il déclare, mais sans prononcer le mot de démission, qu’à son grand regret, il ne voyait d’autre issue que de confier la situation à l’armée, en recommandant d’éviter toute “chaouchara”.
Expliquant lui-même les raisons de sa démission dans sa lettre du 11 janvier au président du Conseil constitutionnel, Chadli déclare : “Nous vivons aujourd’hui une pratique démocratique pluraliste, caractérisée par de nombreux dépassements,… où s’affrontent des courants… Devant ces graves développements, j’ai longuement réfléchi à la situation de crise et aux solutions possibles. Conscient de mes responsabilités, en cette conjoncture historique que traverse notre pays, j’estime que la seule solution à la crise actuelle réside dans la nécessité de me retirer de la scène politique… Je renonce à compter de ce jour à mes fonctions de président de la République.”
Chadli ne s’exprimera plus sur ce point et, comme il sied à un homme d’État, il garde le silence, refusant d’entrer en polémique sur les péripéties de son départ, et sa prétendue élimination. Neuf ans plus tard, il s’exprime pour la première fois, confirmant que nul ne l’a contraint à renoncer à sa charge, et rappelle qu’en toute conscience, il a estimé que son retrait volontaire pouvait ouvrir une solution à la crise.
En privé, il soutient formellement n’avoir subi la pression de quiconque et que son honneur de soldat lui interdisait de se soumettre à une injonction venant de ses anciens subordonnés. Dans une déclaration publiée au Japon par deux chercheurs, Kisaishi Masatoshi et Watanabé Shoko en 2009, reprise par la presse nationale en octobre 2010, il s’insurge contre la thèse de la contrainte ou de la violence qui l’auraient obligé à abandonner sa charge :
“Celui qui prétend qu’il y a eu un coup d’État se trompe, parce que j’ai démissionné de mon plein gré sans pression d’une quelconque partie.”
Coup d’État ou mesure salvatrice ?
Sans humour, certainement malvenu en cette période où le risque de dictature des “fous de Dieu” menace sérieusement les libertés républicaines, la question se pose. Les deux visions s’entrechoquent dans les consciences perturbées. Mais en principe, le détenteur du pouvoir victime du coup de force est délesté de ses biens, exilé ou emprisonné, s’il n’est tué. Le président Chadli, heureusement, ne subit aucun de ces malheurs. Ses biens sont préservés, sa résidence respectée. Il n’éprouve nullement la nécessité de quitter le pays. Davantage : lorsque, malade il se rend en Belgique pour se soigner, il n’exploite pas l’opportunité de son séjour à l’étranger, hors de portée de ceux qui l’auraient violenté, pour dénoncer cette violence, et retourne en toute quiétude dans son pays. Un rappel du 19 juin 1965 serait parfaitement significatif à ce propos. Lors de ce “vrai coup d’État”, cyniquement qualifié de “redressement révolutionnaire”, la victime, sans autre forme de procès, fut emprisonnée et mise au secret, pendant toute la vie du redresseur.
Peut-on, par ailleurs, qualifier de coup d’État la proclamation du 14 janvier, lorsque le texte même limite le mandat de l’instance de transition à deux ans ?
Il est peu d’exemples dans l’histoire où le dictateur fixe à l’avance la durée de son usurpation. Avec ce recul de près de trois décennies, on peut se demander si, loin de couvrir ou camoufler un “putsch”, la Proclamation du Haut conseil de sécurité n’a pas, en fait, permis d’éviter l’État intégriste, de sauvegarder la République et de préserver, quoi qu’on en pense, la démocratie.
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