C’est à l’âge de trente et un ans que Guy De Maupassant découvre l’autre rive de la Méditerranée. «Moi, dit-il dans un de ses écrits, je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître. Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière.». Ses premières publications apparaissent dans Gil Blas et Le Gaulois. Ce texte de lui autour d’Oran, apparaîtra Le Gaulois, le 26 juillet 1888.
De là, il entame ses nombreux voyages et savoure le soleil de l’Afrique du Nord, sa «seconde patrie, après la Normandie.».
Pionnier dans le métier de reporter «envoyé spécial», le talentueux écrivain a signé plusieurs reportages, dans de nombreux périodiques, comme «Le Gaulois» et «Le Gil-Blas», puis, à partir de 1884, ses écrits furent regroupés en volumes.
Lors de son voyage à Oran, en partance d’Alger, Guy raconte dans un texte où il parle de la province d’Oran : « Pour aller à Oran, il faut un jour en chemin de fer. On traverse d’abord la plaine de la Mitidja, fertile, ombragée, peuplée. Voilà ce qu’on montre au nouvel arrivé pour li prouver la fécondité de notre colonie. Certes, la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-De-Calais par kilomètre carré ; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par-là ? Mais je reviendrai sur ce sujet […] Nous suivons l’immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans arbre, sans une herbe. De place en place, la ligne des monts s’abaisse, s’entrouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil, tout plat. Un espace démesuré s’étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis, sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des œufs énormes, pondus là, par des oiseaux énormes. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah. […] Puis, dans l’étendue de terre stérile et poudreuse on distingue, si loin qu’on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, ma poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible. De temps en temps, des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars, au près d’un torrent desséché où les enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toiles brunes, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppée de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui. Plus loin, c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière, laissant de la poussière derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou des petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.
Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen en montre : quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour, dont l’un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.
[…] A Orléans ville, le thermomètre de la gare donne, à l’ombre, quarante-neuf degrés passés ! On arrive à Oran pour dîner.
Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau, on aperçoit, parait-il, à l’horizon les côtes de l’Espagne, leur patrie.
Dès qu’on a mis les pieds sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d’aller plus loin, au Sud.
J’ai donc pris un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville, rôde avec ses cavaliers l’insaisissable Bou Amama.
Après quelques heures de route, on atteint les premières pentes de l’Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu’à peine, serpente dur le flanc des côtes arides, passe auprès d’un lac immense, formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l’Habra. Un mur colossale, long de cinq cent mètres, contient, suspendu au-dessus d’une plainte démesurée, quatorze millions de mètres cubes d’eau.
[…] Saïda ! C’est une petite ville à la française qui semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier : «Où est aujourd’hui Bou Amama, mon général?». La population civile n’a pour l’uniforme aucun respect. […]
La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu’on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes. Vers le Sud, les monts voisins ont l’aspect d’une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux.
Sur la gauche se dresse un rocher d’un rouge ardant, haut d’une cinquantaine de mètres et qui porte sur un sommet quelques maçonneries en ruine. C’est là tout ce qui reste de la Saïda d’Abdelkader. Ce rocher vu de loin, semble adhérent à la montagne, mais si on l’escalade, on demeure saisi de surprise et d’admiration. Un ravin profond, creusé entre des murs tout droits, sépare l’ancienne redoute de l’Emir de la côte voisine. Elle est, cette côte, en pierre de pourpre et entaillée par places par des brèches où tombent les pluies d’hiver. Dans le ravin coule la rivière au milieu d’un bois de lauriers roses. D’en haut, on dirait un tapis d’Orient étendu dans un corridor. La nappe de fleurs parait ininterrompue, tachetée seulement par le feuillage vert qui la perce par endroits. […]
Un seul désir me tenait toujours, celui d’aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m’aventurer seul. Une occasion s’offrit, celle d’un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts.
C’était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes, lourdes, dévorantes. A sept heures le petit convoi se mit en route, emportant deux détachements d’infanterie avec leurs officiers, trois wagons-citernes pleins d’eau et les ingénieurs de la compagnie, car depuis trois semaines aucun train n’était allé jusqu’aux extrêmes limites de la ligne que les Arabes ont pu détruire.
La machine L’Hyène part bruyamment s’avançant vers la montagne droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s’enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l’endroit où elle courait tout à l’heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l’un sur l’autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du mont. Voici de vastes bâtiments, des cheminées de fabriques, une sorte de petite ville abandonnée. Ce sont les magnifiques usines de la Compagnie franco-algérienne. C’est là qu’on préparait l’alfa avant le massacre des Espagnols. Ce lieu s’appelle Aïn-el-Hadjar.
Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa marche, s’arrête. Trois fois elle essaie de repartir, trois fois elle demeure impuissante. Elle recule pour prendre de l’élan, mais reste encore sans force au milieu de la pente trop rude.
Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d’un homme. On rit, on plaisante; les lignards blaguent la machine. C’est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.
Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée; et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.
Parfois, un chacal s’enfuit devant nous; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.
A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols. A Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.
Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l’air enflammé du désert; et, parfois, à l’horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l’eau: c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme: les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours.
On traverse une forêt! Quelle forêt! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.
Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s’était peut-être trompé.
Nous arrivons à l’Oued-Fallette, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions.
Autour du convoi arrêté et qui a l’air de loin d’une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin. Puis ils s’éloignent dans la poussière, lentement, d’un pas accablé, sous l’écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s’en aller là-bas, sur la gauche; puis on n’aperçoit plus que le nuage gris qu’ils soulèvent au-dessus d’eux.
Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l’acier des armes.
Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n’avons pu atteindre, car l’heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.
La machine siffle. Nous quittons l’Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.
Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit les armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches. ».
Source : Mes voyages en Algérie – Guy de Maupassant, Editions Lumières libres, 2010.
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