« Au fils du nomade, Déploie tes pensées vers les voies lactées dont aucun fou n’a osé rêver. Respire le parfum des fleurs qu’aucune abeille n’a courtisées. Écarte-toi des écoles et des dogmes . Les mystères du silence que le vent démêle dans tes oreilles, te suffisent » HAWAD*
La poésie chez les Kel Tamasheq est considérée comme l’un des fondements de leurs représentations immatérielles. Elle donne lieu à un imaginaire onirique très riche, dont l’Essuf est l’un des « Maîtres mots ». Il tient ses origines d’une vielle superstition, celle du rapport des êtres, à la solitude et la nostalgie.
Nomadisme, superstitions et poésie.
Dompteurs de grands espaces, et vaillants nomades depuis les temps reculés, les kel tamasheq ont tissé un imaginaire autour du « Ténéré » (désert saharien qui englobe l’ensemble de l’ère du nomadisme des tribus Touaregs). En Algérie, cet espace comporte le Tassili, l’Ahaggar et le Tenzrouft. Le vide qui habite ces contrées lointaines et hostiles, confronte le nomade à ses peurs et angoisses, que seule la poésie console.
En référence à tout cela, l’essuf signifie en tamasheq à la fois , « vide » , « solitude » ou encore « nostalgie » et nous renvoie à un double sens : celui de l’état d’âme, et à un lieu qui n’a pas de limitation géographique à proprement parler, mais qui reste évoqué dès que l’on s’éloigne du campement. L’endroit « [ ]où l’individu trouve refuge et protection, est conçu comme une tente, un toit couvert, une aire close, loin de la solitude (essuf) et de ses vents qui effacent la substance de l’être » soulignent les anthropologues et chercheurs Claudot et Hawad . Le nomade se retrouve dans un état contemplatif, tantôt alerte tantôt rêveur. Les expressions « il est dans l’essuf », ou « l’essuf est en lui » illustrent cet état de nostalgie et de solitude.
Selon une vielle superstition, le Ténéré serait habité par les » kel essouf; appellation » que l’on peut traduire par « les gens du vide ». Ce sont, selon les croyances des tamasheq, des êtres maléfiques et surnaturels qui s’attaquent aux nomades. Ils affligent malheurs, tourments et aphasie. Précisons que la parole éloquente du targui, est un bien très précieux qu’il convient de préserver. « Ce craintif que les «kel assouf» terrorisent et que les foules angoissent, va poursuivre de ses pas assurés le parcours séculaire tracé naturellement par sa société. [ ] Dont la biographie se confond avec sa production littéraire orale. » Explique la sociolinguiste Fatima Goual Doghmane.
Autour de cet imaginaire collectif, une fresque poétique éponyme composée de poèmes lyriques, de complaintes, fables, adages et faits glorieux ont été pérennisés grâce à d’illustres poètes, et à des artistes qui la portèrent à l’universalité; comme l’avait fait feu Athman Baly, Abdallah ag Oumbadougou, Alhabib, Alhassane ag Touhami, Atri n’assuf, KelAssouf, Imerhan et tant d’autres. La nouvelle scène targuie réexploite ce genre remis au goût du jour, avec des thèmes d’actualité qui gravitent autour de la question identitaire touarg, et des enjeux géopolitiques. « Une guitare est plus efficace qu’une kalachnikov.» dit Ibrahim ag Alhabib, leader de l’emblématique groupe Tinariwen.
L’Essuf incarne une philosophie qui s’exprime de façon éloquente et versifiée, tout en côtoyant la modernité.
Leila Assas
Bibliographie :
- Hawad* : Poète et peintre touareg, originaire de Agadez.
- « Maitre mot »*, en référence à Dominique Casajus, spécialiste de la littérature touareg.
- Claudot, H., M. Hawad, 1984, Ebawel/ Essuf, les notions d’ « intérieur » et d’ « extérieur » dans la société touarègue, Revue de l’Occident et de la Méditerranée, Volume 38, n° 1, pp. 171-179.
- Goual DoghmaneFatima, Etude semio-narrative des contes Touareg productionféminine Marie-France Hirigoyen, Les Nouvelles Solitudes, La Découverte, 2007.
- Catherine Vaudour, « Le corps de l’âne : un espace refuge dans l’imaginaire des Kel-Tamasheq », Journal des africanistes, 79-1 | 2009, 87-95.
- Illustration :Dessin par Almoustapha TAMBO
- Illustration à la Une : Touareg sur la dune de Timerzouga, a Tadrart dans la commune de Djanet, wilaya d’Ilizi a 20 km de la frontière algéro-libyenne (Parc culturel du Tassili).